Nous reproduisons ici, avec l’aimable autorisation de ses auteurs, la synthèse de ce premier baromètre rédigée par Alice Tétaz (directrice d’études) et Étienne Mercier (directeur du pôle Opinion et Santé chez Ipsos).
Les Français comprennent moins la science en 2020 qu’en 2012
La compréhension du monde scientifique est de plus en plus complexe pour les Français : certes, près de 6 personnes interrogées sur dix disent comprendre les enjeux des grandes découvertes scientifiques (58%) mais ce chiffre est en recul de 6 points par rapport à 2012[3]. De même, les applications potentielles des dernières grandes découvertes scientifiques semblent aussi de moins en moins bien appréhendées. Si presqu’un Français sur deux dit les comprendre (49%), le chiffre est lui aussi en baisse, de 5 points par rapport à 2012. En revanche, le niveau de compréhension déclaré des résultats des travaux scientifiques reste plutôt stable (50% contre 52% en 2012[4]).
Bien entendu, le niveau de diplôme est un critère très clivant : logiquement, plus on est diplômé, plus on dit comprendre les grands enjeux scientifiques actuels. Toutefois, il n’y a que chez ceux déclarant un diplôme d’au moins Bac +3 qu’une majorité de personnes dit comprendre en règle générale les résultats des travaux des scientifiques (59%), les applications potentielles des dernières grandes découvertes (58%) ou encore les méthodes de travail des scientifiques au quotidien (50%). En deçà de ce niveau de diplôme relativement élevé, seule une minorité de personnes dit être capable d’appréhender ces sujets.
A cette érosion du niveau de connaissances, s’ajoute un sentiment de perte de contrôle qui s’est plutôt renforcé ces dernières années chez les Français et qui très logiquement nourrit leur défiance. Plus de sept Français sur dix estiment que « nous devenons trop dépendants des avancées de la science et de la technologie » (75%). Une personne sur deux considère aussi que « la science et la technologie génèrent des changements trop rapides dans ma vie de tous les jours » (50%, + 4 points depuis 2013[5]).
La méfiance à l’égard de la parole des scientifiques progresse.
Dans un contexte général de forte défiance envers les institutions et d’affaiblissement de leurs capacités de compréhension des enjeux scientifiques en général, les Français sont de plus en plus tentés de remettre en question l’honnêteté du travail scientifique.
Leurs désaccords sont de moins en moins compris et la majorité des Français estime désormais que lorsqu’ils ne sont pas d’accord entre eux sur un même sujet, « c’est souvent parce qu’ils défendent des intérêts financiers privés » (58%), une opinion qui a progressé de 12 points en 7 ans. Aujourd’hui, seule une minorité d’entre eux estime que « c’est souvent parce que la recherche ne permet pas encore de trancher » (46%). Une petite majorité considère aussi que depuis ces dix dernières années, les désaccords au sein de la communauté scientifique sont plus importants qu’avant (51%), une opinion très répandue qui nourrit l’idée de partialité au sein d’une partie de la communauté scientifique.
Pire, seul un tiers des Français estime que les scientifiques français sont globalement indépendants et ne se laissent pas influencer par des groupes de pression industriels (35%), une opinion qui a légèrement régressé depuis 2013 (-5 points).
Il n’y a que sur le respect des règles qui encadrent leurs recherches que la grande majorité des personnes interrogées continue de faire confiance aux scientifiques (66%, un chiffre toutefois en baisse de 6 points depuis 2012 – une évolution préoccupante). Encore faut-il garder à l’esprit que la plupart des Français estiment dans le même temps qu’en France les scientifiques sont aujourd’hui efficacement contrôlés par les autorités de sûreté nationale et européennes (62%, + 5 points).
La méfiance à l’égard de la parole des scientifiques se généralise.
C’est une évolution symbolique mais elle illustre particulièrement bien à quel point les Français sont gagnés par le doute et la méfiance : désormais, moins d’1 Français sur 2 considère « qu’on peut faire confiance aux scientifiques pour dire la vérité si jamais certaines de leurs recherches pouvaient avoir des répercussions sur la santé des individus » (48%), alors qu’ils étaient encore 53% à estimer que c’était le cas en 2013.
Ce cancer de la défiance se généralise :
- D’abord, il touche toutes les classes d’âge, les moins de 35 ans (seulement 53% d’entre eux estiment « que l’on peut faire confiance aux scientifiques pour dire la vérité si jamais certaines de leurs recherches pouvaient avoir des répercussions sur la santé des individus » mais aussi les 35-59 ans (46%) et les 60 ans et plus (47%).
- Ensuite, il se globalise à la quasi-totalité des domaines de la recherche et ne concerne plus seulement certains d’entre eux comme le nucléaire par exemple, historiquement anxiogène au sein de la population. En effet, si 65% des Français accordent leur confiance aux scientifiques pour dire la vérité sur les résultats et les conséquences de leurs travaux dans le domaine des énergies nouvelles (65%), cette dernière s’érode (-6 points depuis 2013). Seulement une petite majorité font confiance aux chercheurs pour dire la vérité sur les vaccins (57%) ou la génétique (56%).
Pour le reste, ils sont très partagés mais les évolutions constatées montrent là encore l’existence d’un mouvement d’érosion générale de leur confiance : en ce qui concerne le réchauffement climatique (51% ont confiance, -3 points depuis 2013), les cellules souches (51%, -10 points) ou encore les neurosciences (51%, -6 points). La montée de la défiance est encore plus marquée dans le domaine du nucléaire (seulement 44% ont confiance dans les chercheurs pour leur dire la vérité, -11 points) et des nanotechnologies (44%, -10 points). Pour les autres, la confiance est au plus bas : la 5G (38% seulement), le coronavirus (34%) ou encore les pesticides (29%).
Le manque de confiance des Français à l’égard des scientifiques est aussi peut-être en partie dû à une prise de conscience : celle que l’on ne pourra pas aider efficacement la recherche scientifique si le secteur privé ne participe pas beaucoup plus qu’aujourd’hui à son financement. Cette opinion est aujourd’hui partagée par près de 8 Français sur 10 (76%). Ce diagnostic ne les rassure pas pour autant et ne leur donne pas particulièrement confiance dans la parole des scientifiques qui effectuent des travaux de recherche financés par des entreprises ou des organismes privés (seulement 39%). Ils croient beaucoup plus dans la parole des chercheurs qui travaillent pour des organismes publics (65%) ou ceux qui sont affiliés à des ONG (62%). Le secteur privé cristallise donc nombre de critiques (pressions, domaines privilégiés, conflits d’intérêts) mais il est néanmoins reconnu indispensable pour la recherche scientifique dans son ensemble.
La science et l’innovation sont de moins en moins considérées comme les leviers du progrès pour le présent et le futur.
Dans ce domaine, la méfiance laisse la place au pessimisme. La science et la recherche, longtemps considérées comme des facteurs essentiels d’amélioration des conditions de vie et de confiance dans le futur, font désormais peur à beaucoup. Certes, le sentiment que la science et la technologie apportent des solutions aux problèmes que nous rencontrons aujourd’hui reste fort (71%) mais il s’érode (-7 points depuis 2013). Si la science reste une source d’espoir au présent, c’est de moins en moins le cas : 43% des interviewés estiment que la science et la technologie produisent plus de dommages que d’avantages (43%, +6 points depuis 2013).
Elle est aussi de moins en moins un motif d’espérance pour le futur. La science ne fait plus rêver en un avenir à la fois différent et plus agréable à vivre. Désormais, seulement un Français sur 2 estime que grâce à la science et à la technologie, les générations du futur vivront mieux que celles d’aujourd’hui (50%, -12 points par rapport à 2013). Son statut a changé, de source de bien-être, bénéfique, la science est devenue un puit d’où toutes les catastrophes peuvent sortir, en partie incontrôlable comme les chercheurs. Seulement un gros tiers des Français estime que l’on peut avoir confiance dans la science et la technologie pour ne pas introduire dans la société des innovations qui auront des conséquences graves pour l’humanité dans le futur (39%). La méfiance est désormais majoritaire sur la gravité des conséquences des innovations technologiques, 54% des citoyens s’en méfiant et leur prêtant de plus en plus d’effets négatifs sur notre environnement et sur notre santé.
La science ne fait plus rêver leur futur aux Français, ils attendent d’elle qu’elle les rassure. Leurs craintes face à l’avenir sont telles que qu’ils attendent d’abord du progrès scientifique qu’il leur apporte des réponses à des problèmes graves qui leur font peur, voire qui les angoissent : guérir des maladies (72%), résoudre les problèmes de réchauffement climatique (47%) ou encore prévenir des épidémies (43%). La science et l’innovation ne sont plus des motifs de rêve, les outils permettant à l’humanité de faire des découvertes révolutionnaires ou de changer radicalement leurs modes de vie. La recherche doit aujourd’hui d’abord rassurer, guérir et résoudre des problèmes. Elle ne fait plus rêver à la possibilité de découvertes spatiales majeures (seulement 9%), de nouveaux moyens de se déplacer de façon très rapide (8%) ou de communication plus efficaces (6%).
Mais il y a un paradoxe chez les Français : une défiance à l’égard des chercheurs et des innovations scientifiques qui coexiste avec des attentes très fortes à l’égard de la recherche.
Il est là le paradoxe français. Alors même que leur défiance à l’égard des chercheurs et de la science atteint des niveaux inégalés au sein de la population, dans le même temps les Français souhaitent que l’on continue à faire des recherches dans les différents domaines scientifiques, même de ceux qui les angoissent le plus, que ce soit dans celui des pesticides (55% contre 35% qui aimeraient qu’on les arrête), le nucléaire (48% contre 35%), la génétique (51% contre 30%) ou encore le réchauffement climatique (78% veulent qu’on continue à réaliser des recherches) les virus et les vaccins (79%).
De même, face à des innovations technologiques qui représentent certains bénéfices et aussi certains risques potentiels ; la grande majorité des Français estime qu’il faudrait faire le choix de développer ces innovations tout de même pour leurs effets bénéfiques, tout en limitant le plus possible le risque d’incident (71%). Seulement 29% pensent qu’il faut refuser de développer des innovations technologiques qui peuvent comporter des risques et accepter de renoncer à leurs bénéfices.
Et c’est avec ce paradoxe français qu’il faut désormais composer. D’un côté, ils se montrent de plus en plus défiants à l’égard des scientifiques, doutant de leur parole et considérant que les innovations qu’ils introduisent dans la société sont à l’origine d’une partie des problèmes et des catastrophes avec lesquelles nous vivons. De l’autre, ils expriment de très fortes attentes, estimant le plus souvent qu’il faut introduire les innovations bénéfiques, même si elles comportent des risques.
Dans ce contexte, la marge de manœuvre des chercheurs, des organismes de recherche scientifiques et des entreprises est extrêmement étroite. D’un côté les Français attendent d’eux qu’ils investissent tous les champs de recherche possible pour créer des innovations qui changeront leur futur, de l’autre ils se méfient d’eux, ont le sentiment qu’ils génèrent plus de méfaits que de bienfaits et considèrent que leur parole a de moins en moins de valeur.
Covid-19 : le bénéfice du doute accordé aux scientifiques, pas de regain de confiance pour autant
Dans le contexte épidémique, les scientifiques bénéficient d’une opinion plus clémente qui explique les désaccords entre eux par une incapacité actuelle de la recherche à trancher, par manque de connaissances (56%), plutôt que parce qu’ils défendraient des intérêts privés (44%). Les Français reconnaissent par ailleurs qu’il est normal que les scientifiques changent d’avis sur des sujets comme les traitements les plus efficaces ou l’évolution de l’épidémie car il y a beaucoup de choses qu’ils découvrent encore actuellement sur le virus (65%). Comme sur l’ensemble des questions de cette enquête, les plus diplômés se montrent plus en soutien des scientifiques.
Néanmoins, malgré cet accueil plutôt favorable des doutes qui gouvernent aujourd’hui la communauté scientifique sur le coronavirus, on n’enregistre pas de regain de confiance, ni envers la science en général (seulement 14% des Français ont plus confiance qu’avant) ni envers les scientifiques (13%). A l’inverse, la proportion d’individus plus méfiants semble même avoir progressé un peu plus fortement que celle qui se dit plus confiants (20% ont moins confiance dans la science qu’avant, 19% moins confiance dans les scientifiques). En fait, c’est le statut quo qui prédomine : les deux-tiers des Français environ estiment n’avoir ni plus ni moins confiance dans la science et les scientifiques dans ce contexte pandémique.
Prenant acte de la réception de plus en plus difficile du discours scientifique dans notre pays, l’Institut Sapiens a décidé de se doter d’un observatoire « Sciences et Société ». Il aura pour mission de réfléchir aux raisons de la méfiance d’une part croissante de nos concitoyens envers la science et ses application, mais aussi aux moyens de restituer la confiance dans la science et le progrès technique. Fédérant de nombreux universitaires, chercheurs et experts scientifiques, cet observatoire travaillera quotidiennement à rendre sensibles à tous l’intérêt et les avantages de la science.