En matière de fiscalité du numérique, plus encore que dans les autres secteurs de l’économie, « le mieux est l’ennemi du bien ». Le gouvernement aurait dû méditer cet adage avant de s’engager dans un projet aussi aventureux que celui d’une taxe Gafa franco-française, justifiée au nom du non moins aventureux concept de « justice fiscale ».
Excipant du fait que les géants du numérique supportent 14 points d’impôts de moins sur leurs bénéfices que les PME européennes (9,5 % contre 23,2 %, fossé que récuse une récente étude de l’Institut économique Molinari) pour légitimer la création d’une taxe sur les services numériques, Bruno Le Maire révèle un mal français : là où Américains et Chinois mettent à profit leurs GAFA et BATX pour asseoir leur hégémonie, Européens et Français en particulier, jamais las de taxer, semblent n’entrevoir à travers ces mastodontes qu’un énième trésor caché à piller.
Les griefs contre ledit projet ne manquent pas : assise sur les produits bruts tirés tout à la fois des services de ciblage publicitaire, de la transmission de données personnelles et de l’activité des places de marché du commerce en ligne, la taxe Gafa affiche un taux illusoirement modéré, 3 % sur le chiffre d’affaires pouvant dans certains cas équivaloir 30 % et même 35 % sur les bénéfices ! Son assiette fiscale n’est pas la moins sérieuse de ses conséquences fâcheuses : taxer le chiffre d’affaires, c’est taxer à l’aveugle et sans distinction l’entreprise qui n’enregistre aucun résultat et celle dont les résultats sont très élevés.
La taxe Gafa tend paradoxalement à favoriser les « gros » au détriment des « petits », ceux dont la rentabilité économique est en tout cas inférieure à 3 %, et plus spécialement à renforcer la position des entreprises déjà installées au détriment des nouvelles, qui ne pourront accroître la dimension de leurs affaires
Situations oligopolistiques. Ainsi profilée, la taxe Gafa tend paradoxalement à favoriser les « gros » au détriment des « petits », ceux dont la rentabilité économique est en tout cas inférieure à 3 %, et plus spécialement à renforcer la position des entreprises déjà installées au détriment des nouvelles, qui ne pourront accroître la dimension de leurs affaires (LeBonCoin et Blablacar, pour ne prendre que ces deux exemples). Elle contribue ainsi au renforcement de situations oligopolistiques qu’il conviendrait précisément de contester. Supposée menacer les positions établies des quatre Gafa américains, la taxe éponyme risque d’envoyer au tapis les acteurs français et européens…
Certes, le ministre de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire s’en est défendu, insistant dans sa communication sur le bon calibrage d’une taxe ciblant d’abord les géants américains et chinois, en quoi il a d’ailleurs laissé poindre une différence de traitement peu compatible avec les règles européennes de libre concurrence (la différence de « modèle économique » laconiquement avancée par le Conseil d’État dans son avis peine à convaincre, y compris des professeurs de droit fiscal réputés tel que Frédéric Douet).
Le raisonnement du gouvernement fait fi, en outre, des risques d’optimisation et de délocalisation fiscales, inévitables s’agissant d’une taxe limitée au territoire national – classique effet d’éviction qui rend encore plus improbable le rendement escompté de 650 millions d’euros de recettes à horizon 2022. À sa décharge, quiconque réfléchit à un système de taxation alternatif ne parvient le plus souvent qu’à une solution de pis-aller.
Pour séduisante qu’elle soit, l’idée d’une TVA sur la collecte et l’exploitation des données personnelles bute, pour l’heure, sur la question de l’identification de ces données, de leur valorisation et de leur hiérarchisation. La mise en place d’un impôt mondial se heurte, quant à elle, aux pesanteurs de la renégociation des conventions fiscales internationales. L’instauration d’une taxe forfaitaire sur la détention d’ordinateur(s), sur le modèle de la contribution à l’audiovisuel public, pénaliserait le consommateur et manquerait du même coup sa cible.
L’Institut Sapiens préfère retenir l’idée d’une taxation forfaitaire calculée à partir du nombre d’utilisateurs des services numériques, laquelle pourrait être mensuelle ou annuelle, d’un montant de 1 ou 12 euros. Cette piste, non seulement permettrait de saisir fiscalement la valeur là où elle se crée, limiterait les effets distorsifs entre acteurs économiques, et générerait des recettes fiscales substantielles (de l’ordre de 2 milliards d’euros). Sans doute précaire, cette solution pourrait s’avérer être la moins mauvaise, jusqu’à ce que soit créée la notion d’établissement stable numérique…