Le désir d’améliorer son existence, l’aspiration à un avenir meilleur paraissent les tendances les plus constantes de l’humanité. Au cours des siècles, nous avons développé des trésors d’inventivité pour imaginer un futur souhaitable. Si dans La République, Platon examinait déjà ce que seraient les caractéristiques d’une bonne cité, c’est au début du XVIe siècle que le terme d’utopie fut inventé par Thomas More. Le projet humaniste n’est pas seulement d’ordre moral et philosophique, il est aussi politique. L’utopie, c’est étymologiquement à la fois « le lieu qui n’existe pas » (u-topos) et « le bon lieu » (eu-topos).
D’innombrables œuvres suivirent, parmi lesquelles Gargantua (avec la fameuse abbaye de Thélème) de Rabelais en 1534, La Cité du soleil de Tommaso Campanella en 1623, La Nouvelle Atlantide de Bacon en 1627 et L’Oceana de Harrington en 1656. Comme le montre Vigarello, les utopies se transforment ensuite au XVIIIe siècle : les récits de voyage font place à des programmes d’éducation. On ne rêve plus, mais on décrit la façon dont le monde actuel va pouvoir se transformer pour ressembler au monde projeté. Puis vint le projet communiste, grand mythe structurant depuis le XIXe siècle, né avec la ferme intention de changer la société, de gré ou de force. Il a heureusement perdu sa capacité de fascination (pour avoir été trop souvent testé grandeur nature, hélas). Sauf en France bien entendu.
Le paradis de la nature préservée n’est promis qu’en échange d’un renoncement radical : se reproduire, manger de la viande ou du poisson, se déplacer, exercer son libre arbitre – vivre, en somme – sont autant de nouveaux interdits
Ce début de XXIe siècle frappe par sa très grande difficulté à penser des lendemains enviables. La science-fiction et les anticipations ne semblent plus être capables que d’effrayantes dystopies. Terminator, The Island, Gattaca, Minority report, Black mirror : ce ne sont que temps obscurs, systèmes totalitaires et cauchemars sociaux. Nous avons perdu notre capacité à imaginer un monde idéal parce que nous n’avons plus de représentation du monde. Il est devenu trop complexe et mouvant.
Purgatoire. Les mouvements écologistes radicaux n’offrent de perspectives que par la négative. Le paradis de la nature préservée n’est promis qu’en échange d’un renoncement radical : se reproduire, manger de la viande ou du poisson, se déplacer, exercer son libre arbitre – vivre, en somme – sont autant de nouveaux interdits. Pas de rêve ici, mais plutôt l’invocation grinçante d’un purgatoire seul capable de nous éviter l’enfer climatique.
On se rappelle la phrase du fou dans Tintin et le Lotus Bleu : « Pour trouver la joie, je vais vous couper la tête »… Le marasme électoral des partis traditionnels traduit une absence de propositions à la hauteur des enjeux du nouvel état du monde. A écouter nombre d’élus, l’augmentation des impôts et taxes sur les riches serait le meilleur chemin vers un nouvel Eden. On sait qu’il ressemblerait plutôt à un enfer fiscal.
Même les transhumanistes n’offrent finalement qu’une perspective solutionniste simpliste et n’empêchent pas la science d’être devenue essentiellement anxiogène. En érigeant le progrès technique comme réponse à tous les maux, cette sorte de nouveau positivisme évite de répondre aux questions essentielles de la liberté et du pouvoir. L’application inconditionnelle de toutes les technologies ne dit rien de l’état futur souhaité, il n’anticipe finalement que l’évidence de notre utilisation des possibilités nouvelles, pas l’effet réel qu’elle aura.
Nous devons réinventer des utopies. La politique retrouvera son efficacité si elle cesse d’être un discours « contre », bâti sur la peur ou l’envie, pour redevenir un projet d’émancipation.