Le rapport 2018 de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique dévoilé par le Canard Enchaîné indiquerait que 21 ministres sur 35 ont dû rectifier leur déclaration d’impôt.
Bien sûr, on peut commencer par s’indigner. Les membres de l’exécutif ont un devoir d’exemplarité. Chargés de mettre en œuvre la volonté générale, la contrepartie du pouvoir qui leur est confié doit être une rigueur extrême dans le respect des règles qu’ils imposent aux autres. Évidemment, l’hypocrisie de ministres qui répètent à l’envi combien la fraude fiscale est une chose détestable tout en rendant eux-mêmes des déclarations imparfaites est révoltante. Mais il y a plus qu’une nouvelle illustration de la duplicité des puissants qui nous dirigent dans ces redressements massifs de 60 % du gouvernement. L’HATVP précise que tous les ministres concernés, sauf un, étaient de bonne foi. C’est la fiscalité elle-même, plus que les contribuables, qui mériterait d’être redressée.
Notre impôt est devenu, à force d’empilement et de raffinements, un effrayant écheveau de règles incompréhensibles. Le prélèvement à la source en a été le terrible exemple: mis en place avec le but initial de simplifier, il s’est traduit en pratique par un enchevêtrement à côté duquel les centrales nucléaires sont d’aimables mécanos pour enfant. Il est très difficile, même en étant de bonne foi, de respecter des règles que nul cerveau ne peut parfaitement connaître.
La complexité n’est pas seulement le produit du travail de fonctionnaires payés pour la créer, et dont l’efficacité est évaluée à l’aune de leurs idées d’impôts nouveaux. Elle a trois autres fonctions essentielles.
Son premier grand avantage est qu’en créant l’opacité, elle tient à distance. Elle éloigne les importuns, débarrasse la bureaucratie des curiosités malsaines de citoyens prétentieux qui se mettraient en tête de la contester, voire, les nouvelles technologies aidant, de la concurrencer. «Passez votre chemin, braves gens, semblent dire ces textes empilés, l’État veille sur vous du haut d’une expertise aux raffinements prodigieux dont vous ne pouvez même pas comprendre la divine efficacité.» «Compliquer, c’est régner», écrit Jacques Bichot. La numérisation de l’administration n’y change rien. Les accès en ligne, moteurs de requêtes, forums de discussion, «questions fréquentes» ne parviennent pas à clarifier l’écheveau inouï des obligations, règles, régimes, exceptions qui s’appliquent aux administrés. Quiconque a déjà voulu créer une entreprise, faire une déclaration de revenus, verser un salaire à un employé ou pire encore travailler comme indépendant l’a expérimenté. Comprendre à qui l’on doit des cotisations et les calculer relève en soi de la gageure. Avoir fait dix ans d’études supérieures vous laissera absolument démuni face au Moloch administratif qui enchevêtre les caisses et a créé d’ahurissantes procédures de «cotisations préalables» assises sur les «revenus de l’année N-2» avec rattrapage à la clé et de cotisations partiellement déductibles. Ces complications sont en réalité des tirs de barrage: elles signifient que nous devons nous en remettre entièrement au dieu État et à son clergé. Exactement comme, avant la Réforme, les fidèles chrétiens n’étaient pas censés comprendre les textes bibliques ni y avoir accès.
L’État a réservé la fine fleur de son savoir-faire en matière de complication à l’activité économique. Du droit du travail aux obligations sociales, en passant par les normes de sécurité et de représentation, les entreprises font face à des centaines, à des milliers d’obligations et de déclarations en tout genre. L’encadrement de l’activité économique représente la quintessence de l’esprit bureaucratique. Une entreprise française est sans doute le lieu le plus réglementé de l’histoire de l’humanité. Tout simplement.
Plusieurs économistes ont montré que la taille de l’État est inversement liée au degré d’influence directe des citoyens sur les résultats politiques. Autrement dit, plus l’État s’abstrait du contact avec les gens, plus il s’en éloigne, plus il grossit. Et, en grossissant, il peut aussi accroître cet éloignement, en plaçant entre lui et les citoyens l’impénétrable rideau de fumée de sa complexité. Cercle vicieux, donc. Abrité derrière les murailles des services, bureaux, commissions, agences, l’État peut grossir en paix, servir ses clientèles, organiser les spoliations légales et les redistributions préférentielles en toute impunité. Il faut que le système soit incompréhensible, car quiconque le comprendrait en serait saisi d’effroi et d’indignation. La transparence provoquerait la révolution. Le système, compris par les foules, ne tiendrait pas trois jours.
L’administration a intérêt à rendre son système fiscal ambigu pour une deuxième raison: cela empêche l’évaluation. L’immense complexité de la machine parvient à jeter le doute sur son inefficacité. «Un moteur si complexe, des tuyauteries si finement réglées, des fils si magnifiquement tendus de toutes parts ne peuvent avoir été placés en vain», pense-t-on. Elle fait de la nocivité du système un sujet de débat et non un fait. Elle brouille les cartes: impossible d’identifier précisément que la plupart de ces complications ne servent à rien, comme ces amas de cordes qui semblent de terribles nœuds mais sur lesquels il suffit de tirer pour obtenir un fil. La complexité donne l’illusion de la précision de la machinerie fiscale, alors qu’elle n’est en réalité qu’éparpillement. Elle permet aussi de multiplier les prélèvements en plusieurs fois pour rendre le rançonnage moins douloureux: le revenu de notre travail est prélevé sous forme de cotisations patronales, de cotisations salariales, d’impôt sur le revenu et de TVA au moment de la consommation. Au bout du processus, c’est souvent 80 % de la valeur que vous avez créée qui vous a été confisquée, et cela sans (trop de) douleur. La complication est une bombe nucléaire d’asymétrie informationnelle que la puissance publique entretient avec passion à son propre profit.
Le troisième intérêt de la complexité fiscale est qu’il permet l’arbitraire. Il est par exemple à l’œuvre depuis longtemps dans les redressements liés à l’évaluation du patrimoine. Comment en effet évaluer la valeur d’un appartement que l’on ne vend pas? L’administration propose sans vergogne — cas réel qui m’a été rapporté — de redresser la valeur de votre rez-de-chaussée sur cour en la comparant à celle des appartements situés en étage élevé avec une vue magnifique… L’arbitraire tient aussi une place désormais reconnue à travers le fait qu’il est possible de sanctionner des montages fiscaux où dominerait l’intention d’optimisation. L’État s’autorise à sonder les cœurs en jugeant des buts d’une action et en la punissant quand bien même elle respecte les règles.
Nos gouvernants qui protègent notre système fiscal tout en étant victimes de ses roueries souffrent d’une sorte de syndrome de Stockholm. C’est bien là le drame: Bercy est une forteresse si puissante, la dépendance de notre État à l’égard de ceux qui assurent les recettes de son fonctionnement est si absolue, qu’aucune remise en cause de notre jungle fiscale ne semble vraisemblable.