Les déchets sont la face obscure de l’économie d’abondance dans laquelle nous vivons depuis un siècle. A la profusion de l’offre, à l’accessibilité immédiate des produits, à la diversité étourdissante des assortiments de nos magasins dont les rayons débordent, correspondent ces milliers de tonnes que nous rejetons chaque jour. Nous avons honte de nos déchets, et nous ne souhaitons rien tant que leur disparition dès lors que nous les avons hâtivement placés dans ce réceptacle à oubli qu’est la poubelle. Personne ne veut vraiment savoir où partent et ce que deviennent ces déchets que nous jetons tous quotidiennement. Comme le traitement des eaux usées de nos égouts, le devenir de nos déchets (qu’ils soient ménagers ou issus des activités industrielles et de construction) est une question taboue. De temps à autre, une grève de la collecte vient mettre, littéralement, sous notre nez, ces poubelles que nous voudrions oublier, et nous rappeler qu’en temps ordinaires elles sont prises en charge par une filière qui les fait efficacement disparaître et dont nous ne voulons rien savoir.
Ces tonnes de déchets, synonymes pour une bonne part de gâchis, révoltent la conscience environnementale de beaucoup d’entre nous. Le développement de l’idéologie du « zéro déchet » a trouvé dans cette contradiction et cette gêne, un terreau fertile. Inscrit dans la loi de transition énergétique[1], ce concept du zéro déchet se situe quelque part entre l’objectif à très long terme et une exigence romantique un peu naïve, lorsqu’il est interprété dans son sens littéral à savoir l’arrêt définitif de toute production de déchets par les ménages.
Des expériences qui relèvent de l’ascèse domestique et qui permettent à des foyers militants et courageux de réduire drastiquement leur production de déchets, font parfois l’objet de reportages enthousiastes. Ces efforts dignes d’éloges ne peuvent néanmoins pas être cités comme un fort bon modèle tant ils impliquent des choix de vie qui ne peuvent s’imposer à tous ; à grande échelle comment imposer ce modèle de « pureté » sans contraindre et refuser à chacun la liberté de consommer et de vivre comme il l’entend ?
La réalité de la production de déchets reste malheureusement en forte dissonance avec le fantasme de suppression de ces déchets : le taux de gaspillage reste élevé et le taux de tri très mauvais, particulièrement en Ile-de-France. On constate, en France, une augmentation de la production des déchets. En effet, entre 2004 et 2012, la production de déchets primaires a augmenté de 17% alors que dans le reste de l’Union européenne, elle a baissé de 3% : 73% de ces déchets proviennent du BTP, avec une tendance à la hausse. L’enfouissement, quant à lui, concerne encore 9% des déchets ménagers en Ile-de-France, et près de 45% en province. Une légère baisse de la quantité des déchets ménagers collectés a été enregistrée. Le volume des déchets par habitant a également baissé, mais moins vite que la moyenne européenne.
Il n’est tout simplement pas réaliste d’imaginer empêcher totalement la production de déchets. Faut-il pour autant renoncer à toute amélioration ? Certainement pas, pour peu que l’on se fixe des objectifs atteignables fondés sur une compréhension des enjeux réels et non sur une vision dogmatique de l’écologie. Si l’on peut comprendre que les responsables politiques peuvent difficilement se déjuger vis-à-vis des objectifs affichés par leurs prédécesseurs, quand bien même étaient-ils incantatoires, ils doivent cependant s’interroger sur l’actuelle attitude schizophrène consistant, au nom de la disparation prochaine et proclamée des déchets, à s’interdire de faire progresser leur valorisation en ne mettant pas en place le bon cadre réglementaire et les bonnes incitations.
La façon correcte d’interpréter l’idée du « zéro déchet » n’est pas d’empêcher la production de déchets, mais plutôt de réviser le concept de déchet lui-même. Autrement dit, l’idée originelle de zero waste ne signifie pas que les déchets n’existeront plus mais que l’assimilation des déchets à des stocks finaux irrécupérables et inutilisables doit prendre fin. Il faut concevoir le déchet comme une ressource devant être valorisée. Si la nature, en effet, ne produit aucun déchet, c’est qu’elle réutilise tout ce que les animaux et les végétaux rejettent, et non qu’elle ne rejette rien ! Il s’agit donc de développer la filière du traitement, ce qui implique de travailler sur le modèle économique de la filière.
Le développement d’une vraie industrie de la valorisation des déchets en France représenterait à la fois une opportunité de croissance avec des investissements estimés à 6 milliards d’euros, la création de plusieurs milliers d’emplois[2] dans les territoires, ainsi qu’un facteur puissant d’amélioration de notre balance commerciale grâce à l’exportation de nos savoirs faire et la rente assurée par nos brevets. En effet, le traitement des déchets doit non seulement s’adapter à leur nature mais encore aux territoires dans lesquels ils sont produits : la collecte et le traitement ne peuvent s’envisager de la même façon en zones urbaines denses qu’en zones rurales. En conséquence, il n’y a pas une solution unique à la problématique du traitement des déchets.
Longtemps dominée par des dogmes et des prises de position idéologiques, l’approche à adopter devra être davantage pragmatique et intégrer une réelle vision économique. C’est ainsi que le déchet pourra être considéré comme une ressource dédiée à un véritable usage.
La loi de transition énergétique a, à cet égard, constitué une avancée notable. Elle élabore en effet un cadre intéressant annonçant la volonté d’utiliser le déchet comme une ressource et n’oppose pas les filières (par exemple, celle de la valorisation matière et celle de la valorisation énergétique). Elle aurait en revanche besoin d’être éclaircie et précisée. Il est possible, dans le cadre qu’elle pose, sans nouveau dispositif légal lourd, de développer enfin l’écosystème de la valorisation des déchets qui fait encore défaut à la France. C’est l’objet de ce rapport que d’exposer des propositions concrètes pour qu’émerge enfin cet écosystème.
[1] Loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte, 18 août 2015.
[2] D’après les experts interviewés.