Réseau asocial : ce qu’il ne faut pas laisser à Internet

« Le réseau social détruit le lien social. » La déclaration d’un ancien cadre de Facebook a fait grand bruit. Pour Internet, le temps des désillusions commence. Le développement du web avait levé d’immenses espérances. Nous commençons à beaucoup en rabattre. Ce ne sont pas les technologies qui doivent changer, mais ce que nous en faisons.

Le réseau devait être le lieu de l’expression de tous, porteur d’un dialogue renouvelé. Que voyons-nous ? Plutôt qu’un monde rendu plus intelligible, c’est le vacarme, la vulgarité et l’insignifiance du babillage planétaire qui dominent. L’infobésité, comme disent joliment les Canadiens, rend difficile la discrimination des informations pertinentes. C’est la prolifération des théories du complot et des délires idéologiques en tous genres. Le sociologue Gérald Bronner le montre avec force, la crédulité trouve dans les réseaux un terreau fertile de diffusion. Internet semble avoir aboli la vérité et le débat, enfermant chacun dans une bulle cognitive où le ressassement des mêmes idées tend à nous radicaliser dans nos chapelles respectives, réduisant les échanges aux invectives. La Chine met quant à elle un terme au rêve de triomphe démocratique en tordant le réseau afin qu’il devienne une cage de contrôle des populations.

Ce pouce levé ou ce cœur consenti comme une aumône affective à ses amis font penser au coup d’œil du gardien dans le judas d’une cellule pour vérifier que le prisonnier est toujours là

Esclaves du scrolling. La désillusion la plus inattendue vient de ces réseaux sociaux qui ont pris une telle place dans notre quotidien. Ils semblent absorber la vie plus qu’ils ne la créent. Ils ne sont pas seulement d’incroyables machines à pomper notre attention et à nous transformer en esclaves du scrolling. Ils sont aujourd’hui pour nos jeunes le lieu glaçant d’imposition d’un effrayant conformisme. Un jeune doit, pour exister socialement, s’enchaîner aux réseaux à la mode, et y poster inlassablement les mêmes clichés ­ — dans tous les sens du terme. Vacances sur fond de mer turquoise, ciel bleu et soleil, cocktails glacés au bord de la piscine, panoramas magnifiques : autant d’images sans intérêt déversées jusqu’à la nausée, prises comme par devoir afin d’obtenir le sastisfecit du « like ».

Ce pouce levé ou ce cœur consenti comme une aumône affective à ses amis font penser au coup d’œil du gardien dans le judas d’une cellule pour vérifier que le prisonnier est toujours là. Le seul vrai sujet de ces norias picturales : soi-même. Le selfie règne en maître. Aux panoramas d’hier, il est désormais indispensable d’ajouter sa propre image, comme pour prouver que la photo, pour trafiquée et convenue qu’elle soit, est authentique. Internet ne crée plus du lien. Il dispose dans des cases et sépare au contraire. Il n’approfondit rien, mais porte la superficialité à son niveau d’expression le plus achevé. Il orchestre le vide et cache, à force de trop montrer. Nous risquons de devenir les aveugles d’un monde qui prétend être visible pour tous. Un monde où tout sera d’autant plus exposé que rien ne sera compréhensible ; où le chemin de liberté, réduit à l’étroitesse des conduites conformes, sera devenu un corridor de prison.

Il faut entrer dans l’âge de la maturité face à Internet. Aux technologies numériques doivent répondre de nouvelles technologies, humaines et sociales celles-là, de dialogue, de développement des liens et d’apprentissage. Il faut se rendre à l’évidence : l’enjeu essentiel du digital n’est pas de savoir comment nous y intégrer, mais au contraire de déterminer ce que nous n’allons pas lui laisser.

AUTEUR DE LA PUBLICATION

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