Le bilan de la fusion des régions réalisée il y a trois ans est désormais connu. L’opération, on s’en souvient, avait pour but de réduire le fameux « millefeuille administratif » et d’endiguer la hausse des dépenses des collectivités locales. Miracle : dix régions de moins produiront une cinquantaine de millions d’euros de dépenses en plus en 2021. La nouvelle aura été assez peu commentée. On aurait pu concevoir que des foules de contribuables en colère viennent assiéger les exécutifs régionaux en exigeant des démissions. Des gilets jaunes auraient pu y trouver une légitime cause de courroux. Pourquoi sommes-nous si peu surpris de l’échec de cette simplification ? La résignation y a sans doute sa part. Le Français ne se fait plus d’illusion concernant le fonctionnement de l’État. Et il a raison : la recherche académique a depuis longtemps montré les limites de la vision romantique d’une classe politique absorbée dans la recherche de l’intérêt général et d’une administration entièrement préoccupée de fournir le meilleur service public possible. En 1942, dans Capitalisme, socialisme et démocratie, Joseph Schumpeter osa mettre en doute le postulat traditionnel de « bienveillance » de l’homme politique, supposant que ce dernier poursuivait, comme tout un chacun, des objectifs personnels − carrière, confort, prestige, idéologie, etc. Il ouvrit la voie à un vaste courant de recherches hélas très méconnu en France. Des universitaires américains tels que James Buchanan, Gordon Tullock ou Mancur Olson portèrent ces travaux à leur niveau le plus élevé, constituant ce qu’il est convenu d’appeler l’école du choix public. Les découvertes de ces chercheurs ont jeté une lumière nouvelle sur le fonctionnement politique.
L’école du choix public explique les nombreuses raisons pour lesquelles les administrations ne parviennent pas à se réformer. William Niskanen avait mis en évidence la tendance des administrations à vouloir accroître leur budget. Contrairement à une entreprise qui dépend en permanence de sa capacité à séduire des clients pour survivre, il existe une déconnexion totale entre la valeur d’un service public et son financement obtenu par l’impôt. Abritées par le monopole dont elles jouissent, les administrations peuvent ainsi sans sanction laisser filer leurs coûts de production et dégrader la qualité de service. L’administration peut librement devenir à elle-même sa propre fin : les citoyens, qui étaient au départ la raison d’être du système, n’en deviennent que le moyen. Le but d’une administration est de maximiser son pouvoir, donc son budget, tout simplement. Jacques Bainville écrivait avec causticité : « L’État encourage l’épargne comme l’éleveur engraisse les moutons ». La priorité du système, sa raison ultime, est la préservation de lui-même par tous les moyens, y compris l’exploitation de ceux qu’il administre, bien plus que le service de ces derniers. En un sens, les citoyens servent l’Etat, et non l’inverse. Si la bureaucratie a tendance à grossir, ce n’est pas en réalité parce qu’il y a objectivement plus de missions à remplir. C’est l’inverse qui est vrai : la bureaucratie remplit plus de missions car elle cherche à grossir, les missions nouvelles ne constituant que des prétextes.
La complication est la grande arme utilisée par les organismes publics pour légitimer leur accroissement incessant. Un règlement supplémentaire justifie l’existence des fonctionnaires qui l’ont édicté, rend nécessaire l’embauche de nouveaux pour en contrôler l’application et surtout crée un rideau de fumée permettant une mise à distance du reste de la société incapable d’en comprendre l’inutilité.
Pour ces raisons, et d’autres qu’il serait trop long de développer, les projets de simplification mènent presque immanquablement à plus de complications, et donc à plus de dépenses. Un exemple ? En 2013, le gouvernement avait annoncé qu’il allait déclencher un « choc de simplification » qui allait enfin clarifier et faciliter les relations des citoyens et des entreprises avec l’État. L’une des mesures fortes du projet était d’instituer la règle selon laquelle « le silence de l’administration face à une demande vaut acceptation ». Une révolution potentielle, puisqu’elle renversait la règle qui veut qu’un mutisme méprisant de l’administration soit une réponse − négative − suffisante aux demandes qu’on lui adresse. En faisant que le silence ne vaille plus rejet tacite mais acceptation, on bouleversait la charge de l’efficacité : l’État était tenu de réagir aux demandes et de motiver son refus, à défaut duquel le citoyen pouvait au bout de deux mois seulement considérer sa demande comme acceptée ! Une innovation qui aurait obligé l’État à beaucoup se remettre en cause. C’est pourquoi il ne pouvait laisser faire. Les administrations centrales ont mis à profit les décrets d’application pour fixer des milliers d’exceptions au principe fixé par la loi, en déni complet de la volonté du législateur. Le délai de deux mois a même été repoussé, selon les cas, jusqu’à neuf mois. Celui qui voudra comprendre quelque chose à ces exceptions devra se reporter à un tableau de plus de cent pages accessible en ligne. L’ensemble est plus abstrus qu’un indicateur des chemins de fer. Sur plus de 3 600 procédures nécessitant une demande d’autorisation auprès de l’administration, seulement un tiers peuvent bénéficier de la nouvelle règle, et seulement 730 dans le délai de deux mois prévu initialement. Ainsi périt la volonté politique de simplification et les fantasmes de synergies lors des réorganisations.