Parler d’éthique est aujourd’hui à la mode. Éthique environnementale, éthique militaire, éthique politique … tout est éthique, à tel point que plus personne ne sait vraiment ce qu’éthique veut dire.
Entre son utilisation à des fins communicationnelles, l’immixtion de pseudo-experts auto-proclamés dans un débat qui n’en est pas un, la réduction du terme à sa plus superficielle acception, les perspectives étroites au travers desquelles elle est traitée, l’éthique est devenue cosm-éthique. De réflexions philosophiques sur le Bien et le Mal, elle est passée au statut d’éthique d’apparat, si ce n’est d’apparence, ayant pour unique but de rehausser l’image et donc le prestige de celui qui s’en drape. Elle donne une contenance à celui qui la convoque dans une rhétorique faussement savante qui la réduit à un art du verni moral oratoire.
Certes, l’assertion peut paraître excessive et dépourvue de nuance. Pourtant, en dehors de quelques passionnés de la chose philosophique, l’éthique est manipulée sans réels savoirs sur cette infinie complexité qui en fait pourtant la beauté.
Le constructivisme social souligne l’importance du verbe comme vecteur d’idées qui façonnent les perceptions qui à leur tour conditionnent des comportements. De là à penser que les narratifs autour de l’éthique ont été pensés pour influer sur les comportements, il n’est qu’un pas aisé à franchir.
Dans ce déferlement d’éthique, la question se pose alors de savoir ce que ce mot recouvre vraiment ? Mais pour commencer, il faut se demander ce que l’éthique n’est pas ?
En premier lieu l’éthique n’est pas le droit. Bien que les deux domaines s’entremêlent souvent, le droit diffère de l’éthique en ce qu’il fixe des règles le plus souvent écrites (positives)[1], parfois fondées sur des considérations éthiques, qui s’imposent à un groupe social, sont assorties de sanctions sans jugement de valeur et édictés par une autorité légitime souvent guidée par l’intérêt commun. Si le champ du droit peut être considéré comme minimaliste, celui de l’éthique est, quant à lui bien plus flou, mouvant et difficile à appréhender. Il est maximaliste dans sa portée comme dans son incroyable complexité.
Ensuite, l’éthique n’est pas la morale. Bien que le débat soit impossible à trancher, le recours à une distinction ricœurdienne nous parait utile pour clarifier les choses. Paul Ricœur sépare, en effet, l’éthique antérieure (méta-éthique) qui renvoie à l’étude de la construction des normes morales, de la morale elle-même qui concerne lesdites normes, et de l’éthique postérieure, qui traite des actions spécifiques à un individu ou à un groupe d’individu. Pour faire simple, la morale englobe les normes générales applicables dans une société donnée, tandis que l’éthique relève de choix opérés par une communauté ou un individu dans un contexte spécifique soit en termes de construction normative soit en termes d’application de ces normes. De fait, la morale peut imposer une règle et l’éthique inviter à ne pas l’appliquer.
L’éthique n’est pas non plus synonyme de Bien. Elle traite tant du Bien que du Mal. En cela le Mal est tout autant éthique que le Bien. Il est donc trompeur de dire qu’un acte est éthique uniquement lorsqu’on le considère comme acceptable au regard des normes morales en vigueur. Tout au plus peut-on juger une action « contraire à l’éthique » ou « conforme à l’éthique », mais le recours au mot éthique en lieu et place de « Bien » est réducteur (souvent à dessein).
Enfin, ajoutons que l’éthique n’est pas universelle. Elle est particulière, relative et conséquemment subjective car définie par un lieu, une époque, une culture, une situation, une humeur, des intérêts, des sentiments, des croyances et bien d’autres facteurs. Elle est d’autant moins universelle qu’elle repose sur des valeurs elles-mêmes spécifiques. Il suffit de voir la difficulté que nous avons à nous accorder sur une liste de valeurs pour comprendre que leur potentielle universalité est un leurre[2].
L’objet de la cosm-éthiqueest justement de nier ces nuances, ces différences, pour réduire des questions éthiques, auxquelles il est souvent impossible de répondre, à leur plus simple expression de façon à pouvoir proposer des réponses faciles à comprendre et à appliquer. Ce faisant, le glissement de l’éthique vers la cosm-éthique a contribué à appauvrir les réflexions philosophiques relatives à l’action humaine. La cosm-éthique est l’acmé de la vulgarisation, le point à partir duquel l’ignorant se croit savant et s’octroie le droit d’exprimer son opinion (au sens platonicien du terme) en le présentant comme une vérité absolue. Ainsi, le « cosméthicien » affirme-t-il péremptoirement ce qui est Bien et ce qui ne l’est pas pour mieux juger ceux qu’il considère arbitrairement comme déviants et s’improviser entrepreneur de normes. Au final la cosm-éthique produit de la bien-pensance, cette pensée unique qui n’est rien d’autre que le fast-food de la réflexion éthique.
Le seul moyen de contrer ce paupérisme intellectuel est de revenir est de reprendre au début en se posant une question simple : qu’est-ce que l’éthique ?
[1]Il existe aussi du droit coutumier, parfois transmis oralement ou fixé dans des textes non législatifs.
[2]Empruntant l’idée à John Stuart Mill, le sociologue Max Weber, considéré comme le père du relativisme axiologique, parlait d’ailleurs de « polythéisme des valeurs » pour souligner leur pluralisme et leur antagonisme.