Parfois l’Histoire bégaye quand une épidémie fait irruption. Il y a d’abord l’aveuglement, le refus d’une réalité qui vient d’ailleurs, le sacrifice de ceux qui sonnent le tocsin. Il y a encore quelques jours, les économistes s’étripaient pour évaluer la perte de croissance, entre 0.1 et 0.2%…Il y a encore quelques jours – il y a un Siècle – nous nous embrassions sous le Printemps naissant, plaignant les italiens qui plongeaient dans l’enfermement…Un Printemps aujourd’hui devenu Printemps noir, l’aveuglement cédant le pas à la panique, à la peur de la mort…Comme hier, il y eut le cortège de fuites vers des lieux préservés. Comme hier, il y eut le cortège de théories du complot : des fontaines empoisonnées par les étrangers dans la Provence du Hussard sur le toit ; un virus produit en laboratoire – chinois de préférence – dans l’Amérique de Trump. Jugeant mal des dangers, individuellement et collectivement, peu de contrées ont réellement profité de l’expérience des autres. Et une fois le danger ancré dans les consciences, la sidération empêche de se projeter dans l’après. Rien de nouveau donc dans cette forme de crue centennale ? En réalité, deux phénomènes ont puissamment changé notre quête de sécurité depuis l’épisode épidémique de la grippe espagnole.
Le premier changement majeur réside dans la valeur inédite accordée à la préservation de la vie. Cette valeur n’a cessé de croitre, sous la double influence de la médecine et de ce que le sociologue Norbert Elias appelait La pacification des Mœurs. Mais elle reste très hétérogène de par le monde : lors d’un crash aérien, la famille d’un américain touche cent fois plus que celle d’un indien…En 2020, voir que la moitié du monde choisit de se confiner – les indiens avant les américains paradoxalement – est une très bonne nouvelle. Si la moitié de l’Humanité peut le faire sans mourir de faim, c’est grâce à la formidable ampleur prise par les systèmes de protection sociale. Un tel confinement n’est jamais arrivé et n’aurait jamais pu se faire au temps de la grippe espagnole, sans avoir la famine – plus mortifère que la grippe – au bout du chemin.
Le second élément qui change puissamment notre quête de sécurité réside dans les mutations technologiques dont nous ne voyons encore que les balbutiements. Elles s’immiscent dans les démocraties comme les dictatures. On pense à la surveillance externe bien sûr, reconnaissance faciale et géolocalisation – coopérative ou non – permettant d’apprécier la rigueur du confinement ou connaitre les déplacements des malades. Il y a aussi – et sans cesse plus – les mécanismes de surveillance interne du corps humain, inaugurés par les compagnies d’assurance santé pour connaitre les comportements de chacun et adapter les primes. A n’en pas douter, c’est bientôt la perspective de repérer dès l’apparition un écart des constantes vitales à la normale. Ce serait ainsi la disparition de la « période d’incubation » ou de la « contamination asymptomatique », ces facteurs au cœur de la diffusion silencieuse du Covid-19. Enfin, les technologies nouvelles sont aussi les alliées stratégiques d’une « économie de guerre », permettant d’organiser les stocks et les flux des moyens médicaux, prophylactiques ou de subsistance. Si l’ensemble de ces moyens a déjà été inauguré de par le monde, notre culture en reste aujourd’hui à l’écart.
Les quelques traits que nous venons de souligner interrogent notre quête de sécurité. Dans le monde d’après, nous devrons y trouver des réponses. Il nous faudra d’abord être capable de nous soustraire à l’aveuglement – d’abord – pour nous soustraire à la panique – ensuite. Notre rapport au risque – tout autant que celui de nos gouvernants – doit être repensé. Face aux épidémies, cela suppose de bâtir des institutions d’alerte sanitaires coordonnées, associées à une capacité médicale de connaissance et de réaction. Les réseaux de veille doivent être mieux activés pour réagir en amont de la pandémie.
Ensuite, si la moitié du monde est aujourd’hui confinée, c’est que l’autre moitié ne le peut pas. Ce que la solidité des Etats et des systèmes de protection sociale permet ici n’est pas généralisé. Il demeure évidemment impossible de mettre en œuvre de telles mesures dans les bidonvilles de Lagos ou Kinshasa, là où travailler aujourd’hui signifie manger demain. Alors que pauvreté et vulnérabilité cheminent de concert, il est de toute urgence nécessaire de prévoir des mécanismes de transfert pour que partout la vie prévale. Si nos pays sont incapables de le penser par humanisme, qu’ils le pensent par égoïsme, veillant ainsi à ne pas sanctuariser des réservoirs de virus.
Enfin, alors que le droit des technologies de surveillance est un objet en transition, il nous faut établir prudemment et démocratiquement un horizon dans ce domaine. Rien ne serait pire qu’un déploiement subreptice. Ne nous leurrons pas, certaines autorités peuvent avoir accès à des données individuelles. C’est notamment le cas dans des enquêtes criminelles, sous le contrôle d’un juge. Face à quelle situation, pour quel propos et dans quel cadre cela pourrait-il être étendu ? Aujourd’hui, en dehors des enquêtes criminelles, il est déjà possible d’user de données individuelles sans notre consentement lorsqu’il s’agit de protéger la santé publique. Pourtant, il y aurait un vrai danger à obérer nos libertés au cœur de l’état d’urgence, sans débat démocratique. Sans transparence totale et délibération collective, la confiance de la population est impossible. Mener une telle délibération suppose finalement d’avoir conscience des risques que nous sommes prêts à prendre au nom de notre liberté. Inversement, que veut-on connaitre et laisser connaitre de nous pour préserver des vies ? Il y aura bien sûr un arbitrage à poser et résoudre entre sécurité et liberté. Plus fondamentalement peut-être, un arbitrage entre des conceptions et cultures de libertés parfois paradoxales. Par exemple, à Taïwan ou Singapour, le suivi volontaire et géolocalisé des personnes a permis d’éviter la privation liberticide que nous vivons avec le confinement. Si nous choisissons démocratiquement et collectivement d’aller dans une telle direction, le volontariat dans la décision d’être « tracé » ainsi que la réversibilité – supposant anonymisation ou destruction des données après la crise – seront indispensables à la confiance. Construire un espace juridique adapté à ces technologies, à nos aspirations surtout, demeure une gageure.