Covid-19 et traçage : vers une abdication de nos droits fondamentaux ?

Du traçage numérique au traçage tout court, il n’est qu’un pas qu’il sera désormais aisé de franchir. En acceptant la possibilité du recours à un système permettant d’identifier les personnes ayant été en contact avec un porteur du coronavirus au travers de la fonction Bluetooth des téléphones portables, le gouvernement français fait un pas de plus vers le renforcement de la société du contrôle. L’application StopCovid, supposé retracer « l’historique des relations sociales », vient enfoncer un nouveau coin dans les valeurs françaises et dans le rejet traditionnel de systèmes de surveillance des populations jusque-là considérés comme l’apanage des régimes politiques autoritaires.

Selon Mounir Mahjoubi, ancien secrétaire d’État chargé du numérique, le traçage peut avoir trois finalités : 1) observer « les pratiques collectives de mobilité et de confinement » ; 2) identifier des sujets « contact » ; 3) contrôler les confinements individuels.

Observer, identifier, contrôler les individus, des pratiques qui seraient totalement inacceptables en d’autres circonstances, et que la crise sanitaire semble rendre tout à fait tolérables, quitte à s’engager dans la voie d’une surveillance accrue de chacun.

Pour les faire passer de tolérables à désirables, il suffit de quelques artifices rhétoriques tels que celui de Cédric O, actuel secrétaire d’État chargé du numérique, qui souligne que la nouvelle application reposera sur un système moins intrusif, faisant ainsi oublier qu’elle reste somme toute intrusive à un certain degré. D’autant que le traçage par Bluetooth pourra toujours être complété par une géolocalisation des téléphones des personnes en contact avec le porteur du virus, ce qui revient à être capable de dresser une véritable cartographie des déplacements de chaque personne suivie.

Au-delà des questions légitimes sur la légalité et l’acceptabilité éthique de ce genre de pratique, l’acculturation progressive au contrôle continu qu’elle induit est bien plus inquiétante. En justifiant une pratique dont la potentialité liberticide est difficilement contestable par un état d’urgence sanitaire, qui mériterait d’ailleurs d’être relativisé, les autorités publiques avancent, sur l’échiquier panoptique, un nouveau pion qui ne pourra que favoriser le développement de pratiques ultérieures toujours plus intrusives. Mais toujours moins intrusives que celles qui sont plus intrusives !

L’idée n’est pas ici de condamner ce type de pratique. Rappelons toutefois que nous n’avons jamais manqué de faire la leçon à la Chine sur ses pratiques de surveillance. L’idée est surtout de se questionner sur les limites que nous désirons fixer à la société de surveillance qui se présente devant nous, de savoir à partir de quand nous devons dire non à ces pratiques, indépendamment de leur degré d’immixtion dans nos vies privées, pour éviter toute dérive. C’est en acceptant de menus compromis que nous consentons à ce que Philippe Vion-Dury appelle la « nouvelle servitude volontaire ».

Le risque est d’autant plus grand qu’il se noie dans d’autres compromis plus ou moins consentis (notamment avec l’installation de certaines applications, l’utilisation des navigateurs ou encore l’emploi massif d’appareils connectés), facilités par les développements de l’intelligence artificielle et dynamisés par la lutte pour les données que se livrent acteurs privés et publics, tant au niveau national qu’international.

Peu importe les garanties données par les uns ou les autres. Peu importe les déclarations de bonnes intentions dont la sincérité est difficilement discutable. Il n’en demeure pas moins que ce n’est pas M. O, encore moins le premier Ministre ou le Président de la République qui gèreront les informations recueillies. Or, il n’y a, a priori, aucune raison de faire confiance aveuglément à l’ensemble des individus et acteurs qui seront impliqués dans le développement et la mise en œuvre de cette application et l’exploitation ultérieure des informations collectées. La question se pose d’autant plus qu’elle s’inscrit dans un contexte global de développement des villes intelligentes dans lesquelles les individus ne contrôlent plus le réseau mais sont le réseau.

On arguera sans doute de l’intérêt individuel ou collectif pour justifier l’accentuation de la surveillance. Pratique discursive manipulatoire classique en communication, qui vient s’ajouter au paternalisme, au conformisme, à l’obéissance à l’autorité présentée comme légitime, au discours sécuritaire, à la situation de crise et à la confiance en la technologie, autant de ressorts qui entrent en ligne de compte dans la construction du narratif politique qui conduit à un contrôle implicite des comportements.

Si nous acceptons de franchir cette étape, il y a fort à parier que d’autres suivront, justifiées par un besoin accru de sécurité, voire par la nécessité de lutter plus efficacement contre cette pandémie, ou de la prochaine, si elle devait par malheur s’accentuer. D’autre part les informations recueillies pourront toujours être récupérées par les autorités au nom par exemple de la lutte contre le terrorisme, la radicalisation, ou toute autre menace contre la sécurité nationale.

On peut, à l’instar de Cédric O., inviter chacun à « se garder du fantasme d’une application liberticide », ou recourir à un autre artifice manipulatoire consistant à renverser le discours en présentant le Bluetooth comme une « aspect plus protecteur des libertés individuelles », comme le fait M. Mahjoubi. Il n’en demeure pas moins que ces pratiques sont attentatoires aux libertés individuelles et qu’il est inquiétant de constater avec quelle facilité nous nous habituons à l’idée même de ces intrusions dans nos vies privées, condition préalable à l’acceptation de leur mise en œuvre. Comme l’écrivait Alfred de Vigny dans Servitude et grandeur militaires, « [n]ous admirons le libre arbitre et nous le tuons ».

L’utilité, d’ailleurs contestable, de tels dispositifs de surveillance ne doit pas s’imposer au détriment du caractère essentiel du maintien de droits fondamentaux aussi durement acquis qu’ils pourraient être aisément perdus. La Liberté, fièrement inscrite aux frontispices de nos édifices publics ne se marchande pas. Elle ne saurait faire l’objet d’une abdication, sauf à accepter de sacrifier nos valeurs les plus chères sur l’autel d’une pandémie.

AUTEUR DE LA PUBLICATION

Emmanuel R. Goffi

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Emmanuel R. Goffi est Directeur de l'Observatoire Ethique & Intelligence Artificielle de l'Institut Sapiens. Il est spécialiste en sciences politiques et éthiques. Il a servi durant 25 ans dans l’armée de l’Air française. Titulaire d’un doctorat en sciences politiques de Science Po Paris, Emmanuel est également professeur en éthique des relations internationales à l’ILERI et chercheur associé au Centre for Defence and Security Studies à la University of Manitoba, à Winnipeg, Canada. Emmanuel a enseigné et conduit des travaux de recherche dans de nombreux établissements universitaires en France et au Canada. Il intervient régulièrement dans des colloques et dans les médias. Il a publié de nombreux articles et chapitres d’ouvrages et est l’auteur de Les armées françaises face à la morale : une réflexion au cœur des conflits modernes(Paris : L’Harmattan, 2011) et a coordonné un ouvrage de référence sur les drones, Les drones aériens : passé, présent et avenir. Approche globale( Paris: La Documentation française, coll. Stratégie aérospatiale, 2013). Ses recherches portent essentiellement sur l’éthique appliquée à la robotique et à l’intelligence artificielle, notamment dans le domaine de la défense.

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