La crise accélère le déclassement des classes moyennes

Le XXe siècle avait permis en Occident une prodigieuse démocratisation des conditions de vie. Jamais dans l’histoire humaine l’accès à ce que le prix Nobel d’économie Amartya Sen appelle les «capabilités de base» n’aura été si puissamment répandu dans la population: santé, éducation, expression politique, transport, etc. En France, une personne au niveau de vie moyen a pu atteindre en l’espace de quelques générations une qualité de vie qui aurait semblé inouïe à nos aïeux. La crise du coronavirus menace de nous faire accomplir un bond d’un siècle en arrière. Ses conséquences sont profondément inégalitaires.

L’après-guerre a été pour les pays développés une période de grande homogénéité sociale. Nous avons même pu croire un instant qu’elle allait devenir la règle. Jérôme Fourquet décrit comment, à partir de cette époque, une large partie des classes populaires a pu utiliser la consommation pour accéder à un statut social supérieur: «Ils ont pu, par exemple, se doter d’un équipement pour leur foyer cochant toutes les cases du standard minimum exigé, c’est-à-dire une voiture et de l’électroménager. L’accès aux loisirs et aux vacances était assuré et, à horizon d’une vie, ouvriers et employés pouvaient envisager l’accession à la propriété.» Cette classe moyenne française a culminé au moment du mandat de Valéry Giscard d’Estaing qui l’avait lui-même décrite comme rassemblant deux Français sur trois. Un gigantesque centre unifié de la population dont les comportements, les valeurs et la vie étaient plus ou moins les mêmes.

En cette année 2020, le nouvel ordre sanitaire qui est train d’émerger sera à mille années-lumière de cette France unifiée.

Le confinement aura éprouvé en priorité les urbains habitant dans de petites surfaces. Jamais le mètre carré supplémentaire et le bout de jardin n’auront eu une telle valeur. Les salariés du secteur tertiaire auront eu la ressource du télétravail ; pas ceux, en majorité moins bien payés, dont la tâche est manuelle ou implique des services à la personne.

L’école à la maison n’a pas posé de problèmes aux familles éduquées et férues de transmission culturelle. Elles auront constaté que deux heures de préceptorat rigoureux égalaient aisément une journée de classe. D’autres enfants, hélas, n’auront pas eu la chance d’avoir des parents pouvant ou voulant s’investir. Ils auront été laissés à eux-mêmes et à l’abrutissement des écrans. Les élèves les plus faibles seront ceux qui auront décroché en priorité. Notre école était déjà impuissante à endiguer les déterminismes sociaux ; son absence prolongée élargira le fossé qui sépare les décrocheurs des autres.

La décroissance est peut-être un thème qui fait rêver certains cercles intellectuels de la rive gauche, sa réalité est, nous allons nous en rendre compte, beaucoup moins séduisante. Concrètement, la chute de la richesse produite se traduira par un chômage massif et une stagnation voire une régression des salaires. Les Gilets jaunes étaient l’expression de cette classe moyenne française qui craignait le déclassement social entraîné par la disparition des emplois faiblement qualifiés. Ce déclassement sera malheureusement accéléré par une crise qui va précipiter nombre d’entre eux dans la pauvreté. Les technologies, qui sont devenues plus indispensables que jamais pour maîtriser la diffusion du virus, vont symétriquement accroître la concentration de la valeur créée par quelques emplois hautement qualifiés.

Demain, le nouveau mode de vie imposé par le coronavirus touchera d’abord les personnes modestes, ce qui nourrira de nouvelles amertumes qui risqueront d’aller s’exprimer sur les ronds-points.

Cet été, le coronavirus ne bouleversera pas les vacances des propriétaires de résidences secondaires mais celles de gens qui ressentiront plus durement la privation de ces moments de détentes tant attendues. Pour ceux qui rejoindront leurs villas en bord de mer, les plages ressembleront peut-être un peu à ce qu’elles étaient avant les premiers congés payés, lorsque l’on était «entre soi». On voit mal comment les campings, les locations saisonnières et tous les lieux de grande promiscuité qui sont aussi les plus populaires, pourraient être ouverts. La distance, les assemblées peu nombreuses, l’espace: autant de nouvelles exigences du monde d’après qui ne sont, au fond, que les habitudes anciennes de l’élite.

C’est tout un standard de vie que l’on avait pris l’habitude de tenir pour acquis qui va devenir inaccessible à beaucoup de Français. La consommation locale au détriment du commerce international signifiera dans bien des cas, si elle devient réalité, un renchérissement des produits qui deviendront hors de portée pour beaucoup. Nous devrons dire adieu aux tee-shirts à un euro… Beaucoup de produits high-tech deviendront hors de prix. Plus taxés et découragés, les produits venant de loin seront réservés à une élite. Dans les restaurants, la baisse du nombre de couverts et les distances à faire respecter ne permettront mécaniquement qu’aux établissements où l’addition par tête est plus élevée de survivre. De même, si les distances minimales sont imposées et s’ajoutent à une taxation accrue du carbone, les transports seront considérablement plus onéreux. Les vols low cost avaient mis l’escapade d’un week-end au Maroc à la portée de nombreuses bourses. Désormais, tout une frange de la population n’y aura plus accès.

«Epoque» veut dire parenthèse en grec ancien. Toute parenthèse ouverte se referme. Le XXe siècle aura été une époque de démocratisation de l’accès et d’unification des modes de vie qui semble être en passe de s’achever. Elle restera peut-être dans l’histoire comme une sorte d’âge d’or qu’une conjonction extraordinaire de facteurs favorables a pu créer pour un temps, à l’instar de la démocratie athénienne ou de la renaissance italienne. Notre siècle, à bien des égards, s’annonce doux aux aristoï, aux meilleurs, mais cruel aux autres. La pandémie du coronavirus n’aura pas créé ce fossé, mais elle l’aura considérablement accélérée.


Publié dans le Figaro

AUTEUR DE LA PUBLICATION

Olivier Babeau

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Président fondateur de l'Institut Sapiens. Professeur à l'Université de Bordeaux, chroniqueur et essayiste, il a cofondé en décembre 2017 la 1ère Think Tech française.

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