Réflexions sur l’esport et le droit social

Alors que pour la première fois de l’histoire du jeu Counter Strike, un français a été désigné meilleur joueur mondial en 2020 (équivalent du ballon d’or de la FIFA), la question de la place de l’esport en France se pose chaque jour davantage

Les bases : l’esport désigne la pratique sur Internet ou en réseau (LAN) d’un jeu vidéo seul ou en équipe, par le biais d’un ordinateur ou d’une console de jeux vidéo. Un esportif ou « gamer » pratique ce jeu vidéo.

Le droit et l’économie ne peuvent plus ignorer cette pratique, qui est devenue l’un des plus grands phénomènes culturels de masse de ces dernières années. Anciennement vu comme un marché de niche, son succès sans frontières auprès de la tranche d’âge des millennials fait « saliver les investisseurs ».  Selon l’étude PwC Global Entertainement & Medias Outlook 2018-2023, l’esport est le secteur le plus dynamique du marché des jeux vidéo avec un taux de croissance annuel estimé à 18,3% jusqu’en 2023.

A titre d’exemple, le nombre de spectateurs de la finale de League of Legends, l’un des jeux les plus populaires, a dépassé celui du Superbowl en 2019.

Les levées de fonds se multiplient pour les sociétés qui gravitent autour de la pratique (équipes de joueurs, sociétés de conseil, écoles de formation de joueurs, métiers…), les compétitions internationales attirent de plus en plus de public, les joueurs sont désormais de vrais professionnels, des mercatos s’organisent…

Lors de la Paris Games Week 2019 l’un des plus gros évènements français en matière de jeux vidéos, et à l’issue des Assises de l’Esport, le gouvernement français a pu présenter sa stratégie nationale – faisant part de son souhait de faire de la France « le leader européen du secteur », en procédant à la promotion, la sécurisation et la valorisation de l’esport français.

C’est vrai, la France a été l’un des premiers Etats d’être moteur dans le développement de l’esport en votant une loi sur le numérique en octobre 2016, en créant l’association France Esports, en procédant à l’agrément des premières équipes en janvier 2018…etc

Pourtant, force est de constater que dans sa hâte, le législateur français a voulu trop bien faire, et plusieurs questions se posent, en particulier s’agissant du droit du travail.

Le CDD des joueurs ne semble pas adapté à la réalité « du métier » (1) tant il est rigide, la convention collective applicable aux équipes ne semble quant à elle pas appropriée à l’activité desdites équipes (2), qui n’a rien à voir avec celle d’une entreprise classique (travail régulier le soir et le weekend, saisonnalité…), tandis que se pose la question du recours à des joueurs mineurs et étrangers, qu’il convient d’informer et de protéger plus que des salariés classiques (3).

 

  1. Un CDD véritablement « sui generis » à considérer ?

Depuis la loi pour le numérique du 7 octobre 2016, il existe un contrat spécifique pour les joueurs de jeux vidéos – ce dernier étant calqué sur celui du sportif classique avec notamment une durée minimale fixée à 12 mois.

Or, la rigidité de ce CDD ne semble pas correspondre aux exigences de la pratique esportive.

  • Les saisons ne sont pas annuelles, elles sont beaucoup plus courtes et les compétitions peuvent se répartir sur toute l’année, sans que l’ensemble soit nécessairement cyclique.
  • Le délai pour déterminer si l’entente au sein équipes multijoueurs -pourtant centrale- se trouve au rendez-vous.

Les exceptions à cette durée très importante (décret du 9 mai 2017) restent trop restrictives (nouveau jeu, création d’une équipe et ouverture d’un poste dans une équipe existante).

Se pose dès lors un paradoxe et qui n’est pas le moindre : malgré une intervention du Législateur pour mettre à disposition un dispositif dédié, les équipes continuent à se tourner régulièrement vers des contrats de prestation de service, plus simples et souples d’utilisation… mais faisant courir un risque prud’hommal important aux clubs.

La consécration d’un CDD sui generis, avec une période d’essai aménagée et une démultiplication des causes de rupture anticipées est tentante.

Pourtant la sécurité accrue (fatalement empreinte de rigidité) qu’offre le CDD par apport au CDI, invite finalement à s’interroger si ce format reste le bon…

Plus particulièrement si ce dispositif en CDD ne doit pas être abandonné au profit d’un CDI de mission sui generis, qui offrirait un cadre normatif moins corseté, tout en prenant en compte les échéances distinctes et autonomes qui caractérisent ce secteur d’activité.

  1. Quelle convention collective pour ce « sport » non encore véritablement considéré comme tel ?

La question d’un CDI de mission, appelé à voir son régime défini par la négociation collective en fonction des branches, invite précisément à considérer le cadre conventionnel.

Pour mémoire, la convention collective (CCN) que l’on applique à une société est celle qui résulte de son activité principale. Chaque convention prévoit à ce titre son champ d’application.

Or, s’agissant de l’esport, l’activité des équipes est identique à celle des équipes sportives classiques : des entraînements tout au long de la semaine, des compétitions souvent organisées le soir (décalage horaire pour les compétitions en ligne), le weekend…

Par ailleurs, ces clubs font intervenir des entraîneurs, des nutritionnistes, des techniciens, ainsi que tous les postes qui gravitent autour d’une équipe.

Quelle convention collective alors ? Spectacle vivant ? SYNTEC ? Sport ?

L’esport n’étant pas juridiquement reconnu comme un sport à ce stade, la CCN du sport n’est pas applicable.

Pourtant, il apparaît qu’elle est la plus adaptée à la pratique de cette discipline :

  • Souplesse pour les entraîneurs ;
  • Travail le weekend facilité et encadré ;
  • CDI intermittents pour ajuster l’activité de la société sur l’année ;

Il semble urgent de considérer l’esport comme un sport de manière juridique, et ce faisant d’adapter la CCN correspondante, notamment en lui adjoignant une annexe propre au contrat de mission si cette option était finalement retenue.

  1. Quel cadre pour les très jeunes joueurs ?

Les talents de l’esport sont très souvent de jeunes adultes, voire des adolescents. Lorsque les clubs recrutent, ils ne se contentent pas de faire venir des nationaux, ils parviennent à recruter leurs joueurs même à l’étranger.

Comment cadrer ces interventions, qui amènent souvent à une déscolarisation provisoire des joueurs ? Imposer un suivi de cours ? Un contrat rappelant le cadre d’intervention ? Comment gérer la rémunération.

L’ensemble des dispositifs développés en faveur des enfants mannequins pourrait venir à la rescousse (notamment en ce que des problématiques de droits à l’image pourraient se poser à un moment ou à un autre pour certains joueurs en fonction de leur notoriété).

On y retrouve la délivrance d’un agrément conditionné par le respect des règles destinées à protéger les mineurs, des contraintes de suivi d’études, des temps de repos plus importants, une rémunération pour partie consignée à la Caisse des dépôts et consignations…

Autant de garanties transposables.

*

Après la Loi pour une république numérique de 2016, il ne manque désormais plus que de « transformer l’essai ».

La France dispose d’un arsenal juridique riche, qui demande finalement plus à être adapté que créé ex nihilo.

Cela en prenant en compte de façon plus pertinente et concrète les caractéristiques spécifiques de l’e-sport, toutefois….

AUTEUR DE LA PUBLICATION

Juliette Censi

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Avocate au barreau de Paris, Juliette CENSI pratique le droit du travail au travers de l’accompagnement des entrepreneurs tant en conseil qu’en contentieux et formation. Diplômée de l’Université de Strasbourg, elle a fondé le cabinet FARHO Avocats.

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