Au moment où certains experts exigent que l’on ralentisse les recherches en intelligence artificielle pour éviter d’en faire émerger des formes hostiles, une question se pose: peut-on freiner le progrès technologique? C’est ce que propose le philosophe Miguel Benasayag, qui réclame de mettre « le futur entre parenthèses », c’est-à-dire de bloquer les NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives).
Le spécialiste des technologies numériques Kevin Kelly a colligé tous les cas, depuis mille ans, de moratoires sur des recherches scientifiques ou de retours en arrière technologiques. Sa conclusion est claire: aucun ne résiste durablement.
L’encadrement du progrès donne des résultats risibles
Les prohibitions scientifiques durent même de moins en moins longtemps. Les exemples passés d’arrêt ou de recul technologique abondent: il n’y a pas de marche inéluctable vers le progrès. En 1700 avant J.-C., les palais de Crête comportaient des systèmes d’assainissement élaborés. Vers 1400 avant J.-C., l’invasion de l’île par les Mycéniens réduit à néant la civilisation minoenne. Au début de notre ère, la ville de Lyon était alimentée en eau par six magnifiques aqueducs. Après la chute de l’Empire romain d’Occident et les invasions barbares, Lyon devra attendre mille cinq cents ans avant de revoir l’eau courante…
Les mouvements luddites en Angleterre ou celui des canuts à Lyon marquent, entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle, une réaction contre le progrès technique. Les ouvriers y brisent les métiers à tisser, les tricoteuses, les moulins et toutes ces machines qui semblaient voler le travail.
Aujourd’hui, l’encadrement des nouvelles technologies conduit à des résultats risibles. En 2016, le seul résultat de la tentative de moratoire sur les modifications génétiques embryonnaires a été l’accélération de la publication des travaux chinois sur 64 embryons humains. Le 2 août 2017, les Américains leur ont emboîté le pas en publiant une série de 59 manipulations génétiques sur des spermatozoïdes avec un taux de succès qui nous rapproche d’une utilisation médicale de ces outils. Ce double bras d’honneur scientifique a tué dans l’oeuf le moratoire international. Lors du celui d’Asilomar, en 1974, sur les manipulations génétiques de bactéries, les chercheurs avaient tout de même respecté l’interdiction quelques mois…
Quand les transhumanistes prendront le pouvoir
A l’avenir, la régulation des technologies deviendra encore plus difficile. Les transhumanistes, qui veulent changer l’humanité, auront deux avantages cruciaux: ils seront plus intelligents parce qu’ils seront les premiers à accepter l’augmentation cérébrale par les futurs implants intracérébraux qu’Elon Musk développe et ils seront majoritaires parce qu’ils vivront plus longtemps du fait de leur acceptation illimitée des technologies antivieillissement. Mécaniquement, les transhumanistes prendront le pouvoir.
L’évolution philosophique du Pr Alim Louis Benabid, inventeur des implants intracérébraux pour traiter la maladie de Parkinson, dont il est le plus grand spécialiste, est édifiante. Opposé depuis toujours à l’augmentation cérébrale, il a confié en juillet dernier à Sciences et avenir avoir évolué: « Mon attitude a changé. Au début, je disais il ne fallait absolument pas faire ça… On n’est pas tous intelligents de la même façon. En quoi serait-ce gênant si on stimulait le cerveau? A-t-on peur de rendre l’autre plus intelligent? De propulser le QI? C’est pour qu’il n’y ait pas de problèmes qu’on respecte un statu quo. »
De l’homme réparé à l’homme augmenté, il n’y a qu’un pas: l’élite médicale est déjà prête à suivre Elon Musk. En 2017, même les technologies les plus transgressives ne sont plus blocables durablement.