« Sur notre vie d’aujourd’hui le quadrillage policier se resserre : (…) le délit d’opinion est réapparu ; les mesures anti-drogues multiplient l’arbitraire ». (…) On nous dit que les prisons sont surpeuplées. Mais si c’était la population qui était suremprisonnée. » Le philosophe Michel Foucault prononçait ces phrases en 1971, au moment de la création du Groupe d’Information sur les Prisons. Près d’un demi-siècle plus tard, elles semblent plus d’actualité que jamais.
Dans Surveiller et punir, Foucault montrait comment la modernité s’est accompagnée d’une métamorphose des politiques punitives, la répression physique et spectaculaire (car publique) s’étant transformée en une pratique d’enfermement où les dispositifs réglementaires permettaient de contrôler les corps plus sûrement que la violence. L’augmentation tendancielle, dans les pays développés démocratiques, de la population incarcérée (près de 1 % des adultes aux Etats-Unis !) est un problème qu’on ne peut se contenter de résoudre en multipliant les centres pénitentiaires et les postes de gardiens. Et si l’augmentation de l’emprisonnement traduisait moins celle des inconduites que l’incapacité grandissante de notre société à gérer ses individus en marge et une volonté croissante de normalisation ?
Le président de l’Observatoire international des prisons écrivait en 2012 : « La prison n’est plus seulement perçue comme un moyen de punir des crimes. Elle est de fait devenue une solution au défaut d’insertion sociale et professionnelle, et ce d’autant plus dans un contexte de crise. » Plus de 90 % des condamnations prononcées chaque année en France concernent des délits, et plus de la moitié des peines des délits sont de la prison (ferme ou avec sursis). En 2014, les statistiques établissaient que la plupart des détenus étaient peu ou pas diplômés et que 8 sur 10 présentaient au moins un trouble psychiatrique ou une addiction. Foucault, encore lui, expliquait dans un autre de ses grands ouvrages, Histoire de la folie à l’âge classique, que la société traditionnelle qui parvenait à insérer ses marginaux avait laissé place à une société moderne faisant de la mise à l’écart le moyen unique de traitement des populations aux marges de la normalité.
Notre modernité a commencé comme une épiphanie de la liberté. Elle prend de plus en plus la forme d’une machine à uniformiser les conduites et à rejeter dans ses limbes les écarts qu’elle ne peut traiter. Peut-être devrions-nous avoir une réflexion sur ce qu’il importe de réprimer et sur les mécanismes propres à limiter efficacement des pratiques socialement nuisibles, sans bien sûr ne rien concéder en matière de sécurité ? Depuis la prohibition de l’usage de stupéfiants en 1970, les infractions liées aux drogues ont été multipliées par 50. La lutte est un échec. Faut-il continuer à enfermer, malgré l’absence de résultat, le coût, et même l’effet délétère de l’incarcération, ou bien sommes-nous capables d’une réflexion apaisée sur ce qu’il convient vraiment d’interdire aux gens de se faire à eux-mêmes ? Sera-t-il possible de canaliser des populations fragiles autrement qu’en les parquant dans ces oubliettes sociales que sont les prisons ?
On le sait, l’un des grands défis du siècle sera la maîtrise de l’extraordinaire tentation de surveillance des populations. La punition en est le pendant naturel. Surveiller ceux qui doivent l’être et seulement eux, punir pour de bonnes raisons ceux qui doivent vraiment être punis : la clé, encore et toujours, réside dans une liberté bien comprise.