Fondamentalement, l’hybridation du numérique, de la robotique et de l’intelligence artificielle (IA) remet en cause le fonctionnement traditionnel de l’économie et de la géopolitique. Les entreprises qui disposent des moyens d’investir dans les technologies les plus modernes et d’attirer les cerveaux les plus brillants du monde ont la possibilité de devenir, en quelques années, des géants mondiaux quasiment monopolistiques, propriétaires de milliards de milliards de données. Cette économie de l’exponentiel pose des défis inédits à l’Europe, qui a accumulé un retard considérable. La géopolitique se confond avec la datapolitique, qui est la politique des IA.
L’Europe est bienveillante et maternante. Le problème est que nous sommes en guerre. Une guerre technologique plus implacable que les précédentes. Et notre continent n’a pas l’arme du moment : l’intelligence artificielle. Technologiquement, l’Europe n’est pas loin d’un décrochage définitif. L’IA n’est pas un programme informatique banal : elle s’éduque plus qu’elle ne se programme. La clé du succès n’est donc plus la longueur du code informatique, mais la taille des bases de données. Avec des milliards de clients qui alimentent les leurs, les géants du numérique américains et chinois bénéficient d’une supériorité écrasante.
L’incompétence technologique de l’État n’est plus acceptable. L’Europe ne maîtrise aujourd’hui aucune des composantes de l’IA, dont l’industrialisation repose sur le mariage entre la puissance des ordinateurs, les montagnes de données du big data et les réseaux de neurones du « deep learning ». Le seul Alibaba (le « A » de BATX, Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) vient d’investir 15 milliards de dollars dans la recherche en IA, tandis que le budget de l’Inria, fer de lance de la recherche française en informatique, est de 283 millions de dollars, dont quelques miettes pour l’IA. Nous sommes en déni de réalité : nos rares leaders du numérique – BlaBlaCar, OVH, Criteo… – dépassent péniblement 1 milliard de dollars de valorisation, tandis que les Gafa vaudront bientôt chacun 1.000 milliards. Nos nains nous font oublier leurs géants : un oligopole d’une dizaine de sociétés américaines et chinoises contrôle l’IA, grâce à la maîtrise simultanée de bases de données gigantesques et de microprocesseurs spécialisés. Notre problème est d’arrêter de couler face au duopole américano-chinois en créant un écosystème favorable à l’émergence d’acteurs français. Nous n’avons plus le temps de gâcher nos rares atouts à cause d’élites ignorantes des technologies. La Chine et la Californie ont gagné la guerre numérique sans tirer une seule balle, parce que les Européens, et les Français au premier chef, ont été nuls. Il faut changer le logiciel de l’État !
Des porte-avions transhumanistes
Les plateformes numériques sont devenues porteuses d’un discours prométhéen, magnifiant les pouvoirs futurs de l’Homme. Nous deviendrions immortels, nous coloniserions le cosmos, nous déchiffrerions et augmenterions notre cerveau. Nous maîtriserions notre avenir au lieu d’être les jouets d’une sélection darwinienne aveugle et incontrôlable. Comment encadre-t-on l’augmentation cérébrale et les manipulations génétiques ? Comment module-t-on la fiscalité quand les capacités humaines ne sont plus le fruit de nos efforts, mais de la qualité des implants cérébraux qu’Elon Musk compte bientôt nous vendre pour augmenter nos capacités intellectuelles ? Comment se régulera une économie multiplanétaire quand le même Elon Musk aura installé 1 million de colons sur Mars ? Les bouleversements en cours sont terriblement violents. Il n’est pas certain que nos certitudes économiques et géopolitiques traditionnelles restent valides. Les géants du numérique entendent changer la politique : Larry Page, président de Google-Alphabet, expliquait au Financial Times que les entreprises comme la sienne ont vocation à prendre la relève, puisqu’elles comprennent mieux le futur que les hommes politiques.
L’avance des Gafa et BATX est immense. Oui, les Gafa, et demain les BATX chinois, sont les nouveaux maîtres du monde. Aucun opérateur, qu’il s’agisse des Gafa ou des BATX, n’est issu de notre continent. Après un tel échec, on pourrait espérer que l’Europe se mette au travail pour rattraper son retard. En fait, les Européens préfèrent geindre et accuser les géants du numérique de tous les maux. Il faut, certes, que les Gafa paient des impôts en Europe, mais le principal enjeu est ailleurs : nous devons essayer de créer des plateformes numériques.
L’Europe et la France doivent se réveiller. La Chine et la Californie ont donc gagné la guerre numérique sans tirer une seule balle. En Europe, chaque État a mis en place sa propre régulation et ses protections contre les atteintes à la vie privée. Cette absence de politique européenne a empêché l’émergence d’une industrie européenne de la data. Parce qu’il n’existe pas d’organisme communautaire unifié de régulation, les différentes Cnil européennes ont favorisé la croissance des plateformes américaines en empêchant la collecte de grandes bases de données en Europe. Nous devons comprendre que les géants du numérique ont pris le pouvoir, parce que leur stratégie est excellente et non parce qu’ils trichent. Les Gafa ne sont pas des prédateurs, mais des visionnaires. L’Europe n’ayant que des consommateurs à défendre – alors que les États-Unis et la Chine ont de puissants acteurs industriels -, elle étouffe les opérateurs, ce qui exclut l’émergence de licornes européennes.
Le vente de la révolte se lève
Mais un vent de révolte anti-Gafa se lève et le président Macron a mis aux manettes des hommes brillants, porteurs d’une vision de long terme et conscients de la révolution de l’intelligence, comme Cédric Villani, Mounir Mahjoubi et Jean-Michel Blanquer. The Economist a publié un papier (« Les nouveaux Titans, et comment les dompter« ), qui rebaptise les Gafa les « Baadd » [Too Big, Anti-competitive, Addictive, Damaging Democracy : trop grands, anticoncurrentiels, addictifs et dommageables pour la démocratie, ndlr] et exige leur régulation. Il y a une fenêtre d’opportunité pour l’Europe et la France si elles se jettent rapidement dans la bataille de l’IA.
La révolte anti-Gafa qu’encourage The Economist pourrait nous donner une deuxième chance. Cédric Villani explique que l’Europe peut créer des acteurs d’un genre différent des Gafa, mais il est impossible, jusque vers 2030, que l’on produise des IA sans des montagnes de données. Pour renverser notre vassalisation technologique, il faudra amender le droit européen des données (RGPD et ePrivacy) et faire évoluer la Cnil. À Bruxelles, il nous faut un « Thatcher de la data« . À l’échelle française, il faut des régulateurs pro-innovation, comme Sébastien Soriano, le patron de l’Arcep. Pour réussir ce chantier et combler notre retard, il faut beaucoup d’argent : annulons les JO de 2024 et utilisons les 20 milliards économisés pour lancer un plan Villani 2 !