Ça avait d’abord été une petite musique montant avec une insistance croissante dans les milieux parisiens. Le problème de la démocratie, disait-on, était que l’ignorance d’un grand nombre de citoyens rendait les élections de plus en plus dangereuses. On avait eu très peur en 2032, lors de la dernière présidentielle, où une candidate du parti du Camp du Bien (le nouveau nom des partis de gauche depuis leur union) avait failli être élue avec un programme consistant essentiellement en une taxation fortement progressive sur le quotient intellectuel. Il était en effet devenu clair depuis longtemps que l’origine des inégalités était moins sociale que génétique. Ceux qui naissaient intelligents finissaient presque toujours par réussir. Les autres ne pouvaient espérer s’en sortir que sur un malentendu.
Dès lors, tous les efforts des lobbies égalitaires avaient consisté en l’imposition d’un système censé être plus juste, imposant fortement les revenus de ceux dont le cerveau avait été le plus généreusement doté. Pour toutes les élites économiques et culturelles du pays, la proposition avait été ressentie comme une déclaration de guerre. L’élection d’un jeune Inspecteur des finances, rendu célèbre par un passage préalable au ministère de l’Inclusion sociale, avait rasséréné l’intelligentsia. N’avait-il pas été soutenu, murmurait-on, par l’ancien président Macron qui, après ses deux mandats, était parti se consacrer avec Brigitte à la rénovation d’un château médiéval en ruine dans le Périgord ? Un parrainage gage de sérieux.
Mais à l’approche des élections de 2037, l’angoisse était devenue palpable entre la rue de Varennes et la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Les sondages étaient mauvais. Les « millenials » étaient devenus pour beaucoup des adolescents attardés et complexés, accros au porno et à toutes les délices de la réalité virtuelle, ne se déconnectant que pour dormir. La décision prise quelques années auparavant de décerner automatiquement à tous le baccalauréat et le diplôme de Master 2 de son choix avait été bien accueillie. Mais elle n’avait étrangement jamais réglé le problème du chômage malgré la croissance florissante. Les machines avaient supprimé la plupart des emplois non créatifs ou hautement qualifiés. De nombreux Français, n’ayant plus de patrimoine ni de perspective sérieuse pour en acquérir un, avaient été séduits par un programme qui leur promettait, pour faire court, de leur donner celui des autres.
A un an des élections, le risque d’une chute du régime au profit d’une dictature collectiviste était désormais trop grand. Pour les élites, il n’était pas question de tenter l’expérience, l’histoire avait assez montré à quels charniers elle mène. Avec les réseaux sociaux, le bon peuple n’était plus aussi manipulable qu’avant. La décision fut donc prise en grand secret. Le chef de l’Etat consulta en pleine nuit les présidents des assemblées et des groupes parlementaires. Tous étaient d’accord : il fallait en finir avec le suffrage universel.
L’annonce fut adroitement faite durant un match important de la coupe d’Europe de football. Le Parlement allait être convoqué en Congrès pour une « légère révision de l’article 3 de la Constitution ». Quelques jours plus tard, à l’heure même de la finale que la France jouait providentiellement, députés et sénateurs adoptaient à une confortable majorité des deux tiers le principe selon lequel le droit de vote serait dorénavant limité aux « citoyens majeurs ayant fait la preuve de leur pleine capacité de discernement électoral ». Le lendemain, lundi 26 mai, un décret créait le Certificat d’Aptitude à la Citoyenneté (CAC). Il consistait en une batterie de tests portant sur la capacité à raisonner, mais aussi sur l’économie, l’histoire, la philosophie.
Il serait dorénavant administré à 18 ans à tous les Français et sa réussite conditionnerait le droit de vote. Il y eut assez peu de réactions à cette mesure, plus de la moitié du corps électoral ayant depuis longtemps renoncé à se rendre aux urnes. A peine avait-on entendu certains crier au « racisme cognitif ». Les commentateurs les plus audacieux n’omirent pas de remarquer que la réforme intervenait exactement un siècle après l’avènement du Front populaire. Il y avait une cohérence, disaient-ils, dans le fait de libérer les classes populaires du poids de la décision politique, 100 ans après leur avoir permis de partir en congés payés.
A partir de ce moment, les choses allèrent très vite. La ségrégation urbaine, déjà bien entamée, s’accéléra. Les Nouveaux Electeurs, qui représentaient moins de 5 % de l’ancien corps électoral, se concentrèrent plus que jamais dans les centres des villes. Les autres furent rejetés aux périphéries. Ils y étaient en réalité déjà pour la plupart… Les communications entre les deux populations devinrent de plus en plus rares, ce qui accrut la méfiance mutuelle. Les terroristes étant toujours par définition des personnes mentalement déficientes, il fut facile d’imposer, au nom de la sécurité, un contrôle d’accès dans les zones des privilégiés cognitifs où régnaient la prospérité économique et l’excitation d’innovations technologiques toujours plus folles.
Les autres zones étaient quadrillées par la Police sociale, qui faisait régner l’ordre tout en veillant à la distribution d’aides indispensables au maintien du calme. Chaque année, la nouvelle génération passait le CAC, devenu le seul examen qui importe réellement. Les quelques jeunes qui réussissaient étaient dotés d’un studio en centre-ville. Ceux qui, bien qu’issus de parents Nouveaux Electeurs, échouaient malgré les efforts éperdus de leurs géniteurs pour leur dispenser des cours de soutien, étaient déportés en province (on disait « les territoires cognitivement défavorisés »).
En quelques décennies, toutes les anciennes démocraties adoptèrent un système similaire. Il fut bientôt très difficile de faire la différence entre les vieilles dictatures comme la Chine et les pays occidentaux. Dans les deux cas, une petite élite contrôlait d’une main de fer, « pour leur bien », les masses populaires. Les historiens notaient d’ailleurs que, au fond, depuis la Rome antique, rien n’avait vraiment changé.