Si le constat est partagé que la gestion de la crise de sanitaire du COVID-19 par l’Etat central et les territoires est perfectible, il faut en revanche se garder de tomber dans la caricature d’une prétendue « simplification » organisationnelle qui ne ferait en réalité qu’empirer les choses. C’est pourtant précisément le piège dans lequel est tombé, dans sa version actuelle, le projet de loi 4D (différenciation, décentralisation, déconcentration et dé-complexification) qui, au lieu d’aller dans le sens de la souplesse et de l’agilité, renforce la lourdeur bureaucratique là où l’agilité est au contraire nécessaire. Il en va ainsi des articles 23 à 26 – les seuls concernant la santé – qui modifient le pilotage de la politique sanitaire locale, en omettant paradoxalement de la simplifier, de la clarifier et de la rendre plus opérationnelle. Nous proposons ainsi notre évaluation a priori des effets prévisibles de ces mesures, et soumettons des pistes de transformations plus efficaces afin d’enrichir ce chantier essentiel.
L’article 23 du projet de loi modifie la gouvernance des ARS, en associant les élus locaux à leurs conseils d’administration. Une intention qui prévalait à leur création. Impulsées par la loi Hôpital, Patients, Santé et Territoire (HPST) de 2009, les ARS résultent de la fusion de sept entités différentes, issues de l’Etat et de l’assurance maladie. L’enjeu de cette réforme ambitieuse était de constituer un échelon régional fort, en symbiose avec les territoires, disposant de marges de manœuvre, pour adapter localement les politiques nationales et intégrer l’ensemble des leviers des politiques publiques sanitaires et médicosociales, allant de la prévention à l’organisation des soins, en passant par le financement. Néanmoins, cette ambition initiale de consolidation de l’échelon local s’est vite épuisée, empêchée par le niveau central, qui n’a pas changé ses pratiques, continuant de travailler avec les ARS comme si celles-ci n’étaient que des services déconcentrés de l’Etat et non pas des agences autonomes. Ainsi, les marges de manœuvre des ARS ont été constamment réduites à la portion congrue. Les occasions de rogner leurs responsabilités n’ont pas manqué : fléchage des crédits et non-fongibilité des budgets, contraintes imposées à leurs recrutements (en grande part imposés au sein des agents de l’Etat), ou encore inflation des circulaires d’application, verrouillant leur capacité à créer une vraie politique sanitaire locale et leur laissant le loisir de trouver la lumière de la simplification à leur seul niveau.
Tant que ce problème ne sera pas résolu, la modification de la gouvernance n’aura aucun effet vertueux. Alors que la crise du COVID a démontré la nécessité de disposer d’un exécutif fort et réactif à la tête des ARS, le projet de loi 4D, en n’adressant pas les problématiques profondes de transformation de l’appareil bureaucratique de l’Etat central, risque d’accentuer les déséquilibres et les lourdeurs d’ensemble. Il n’est pas difficile d’imaginer la situation inconfortable, voire paralysée, d’un directeur général d’ARS pris entre le marteau de sa tutelle jacobine, qui n’a nullement faibli et l’enclume territoriale.
L’article 24 traite quant à lui de l’ouverture de la contribution des collectivités locales au financement des hôpitaux. Le texte précise que les collectivités locales peuvent « contribuer à financer » les établissements de santé. Un point intéressant sur le principe, mais qui risque de prendre tout le monde au piège. Les maires d’abord, qui feront face à des pressions impossibles pour « sauver » leur hôpital structurellement déficitaire, sous prétexte que celui-ci serait à la fois le premier employeur de la ville et un facteur d’attractivité du territoire. Les citoyens-usagers ensuite, qui ne se rendront compte de l’effet désastreux de maintenir un hôpital sous-optimal en matière de qualité et de sécurité des soins, que lorsqu’eux-mêmes ou l’un de leurs proches pâtiront d’une prise en charge insatisfaisante. Les ARS enfin, en rendant encore plus compliquées les réformes, déjà difficiles qu’elles mènent pour rééquilibrer un système de soins français notoirement hospitalo-centré et pour tenter de dégager des moyens économiques destinés à la prévention et l’innovation.
Cette mesure ne serait viable qu’à condition que l’Etat prenne lui-même ses responsabilités et définisse, en concertation, les deux éléments essentiels de l’action. D’une part un schéma de restructuration progressive de l’offre de soins hospitalière, en prenant en compte l’offre de soins libérale. D’autre part la définition d’indicateurs de qualité et de pertinence des soins, applicables aux services hospitaliers et aux offreurs de soins. Dans ces conditions, l’apport des collectivités territoriales pourrait faire sens. Mais force est de constater que ces deux repères demeurent dans les limbes.
L’article 25 est consacré aux centres de santé. Les collectivités locales pourront directement recruter des professionnels et des auxiliaires médicaux et les affecter à l’exercice des activités de ces centres de santé. Au-delà du caractère plus technique que politique de cet article, nous nous interrogeons sur la pertinence de ces recrutements par un exécutif public. En répondant à une forte doléance des maires, à savoir obtenir des possibilités élargies de recrutement de professionnels de santé dans des centres médicaux, pour corriger les problèmes d’accès aux soins dans les territoires sous-dotés, le projet de loi 4D occulte les bonnes idées en la matière, comme le recours aux solutions technologiques de la télémédecine ou au transfert de responsabilité, par exemple aux infirmières de pratique avancée (IPA), comme réponses aux déserts médicaux.
Enfin, l’article 26 donne la possibilité aux collectivités locales et notamment aux départements de s’arroger des compétences dans la sécurité sanitaire et les soins locaux, « dans la limite des compétences de l’Etat ». Outre le caractère péremptoire de cette assertion, cet article risque d’accroître la cacophonie et le flou des responsabilités existantes, en sauvegardant finalement la gouvernance multicouche et rigide existante.
En conclusion, nous estimons que ce projet de loi, loin d’apporter la simplification nécessaire à l’amélioration de notre système de santé, va au contraire apporter un surcroit de bureaucratie et de confusion à un système qui n’en souffre déjà que trop. Les quelques nouvelles mesures de modification de la gouvernance envisagées, prises sans correction significative préalable de la globalité du modèle existant, vont générer de nouvelles rivalités en matière de responsabilités entre les différents échelons locaux : le préfet, l’ARS, l’Etat et le maire.
Afin de poursuivre de réels objectifs de simplification de décentralisation, nous proposons donc de remplacer ces quatre articles par de nouvelles ambitions :
1 – Confier une réelle autonomie aux ARS, pour concrétiser l’esprit initial de leur création et en faire de véritables agences territoriales fortes et décisionnaires. A ce titre, nos voisins espagnols, qui ont délégué la compétence de santé aux régions, fournissent des exemples à suivre : l’approche globale et intégrée des soins en Catalogne produit des résultats probants en matière de santé publique, en particulier depuis les années 2010 sur les pathologies chroniques[1].
2 – Plutôt que de leur confier le recrutement des professionnels de santé, laisser un large champ d’initiatives aux collectivités territoriales et les inciter financièrement à soutenir les projets locaux innovants : expérimentation de l’envoi en première lignes de nombreuses infirmières IPA pouvant réaliser les premiers soins pour résorber les déserts médicaux ; installation de cabinets de soins déployant de nouvelles prises en charge mobilisant la technologie.
3 – Transformer les ARS en incubateurs régionaux de projets locaux innovants et structurants, pour en faire des acteurs incontournables de l’action médicale locale.
4 – Publier les indicateurs de performance et de pertinence des soins au niveau local pour en évaluer l’efficacité.
Annexe : liste des articles du chapitre Ier du titre IV du projet de loi 4D, relatifs à la « participation à la sécurité sanitaire territoriale »
Article 23 – Réforme de la gouvernance des agences régionales de santé (ARS) : cet article modifie la gouvernance au sein des ARS et vient transformer le conseil de surveillance des agences en conseil d’administration afin de renforcer le rôle de cette instance et conforter le poids des élus en son sein avec la nomination de trois vice-présidents dont deux vice-présidents désignés parmi les représentants des collectivités territoriales. Le conseil d’administration se voit attribuer la nouvelle mission de fixer les grandes orientations de la politique contractuelle de l’agence sur proposition de son directeur général.
Article 24 – Financement des établissements de santé par les collectivités territoriales : alors qu’aujourd’hui, les collectivités territoriales ne disposent pas de base légale pour contribuer au financement du programme d’investissement des établissements de santé, cet article vise à leur permettre de financer l’ensemble de ces établissements, quel que soit leur statut.
Article 25 – Recrutement des personnels de centre de santé : cet article vise à préciser les dispositions applicables aux collectivités territoriales compétentes pour gérer des centres de santé afin de recruter des professionnels médicales, auxiliaires médicaux et administratifs et les affecter à l’exercice des activités de ces centres.
Article 26 – Faculté pour les départements de contribuer à la politique publique de sécurité sanitaire : cet article étend la compétence des départements en matière de sécurité sanitaire, leur permettant d’intervenir à nouveau en faveur des organismes à vocation sanitaire et de lutte contre les zoonoses, ce qui ne leur était plus possible depuis la suppression de clause générale de compétence. Cet article permet également aux départements d’intervenir plus directement en faveur de l’accès aux soins de proximité et conforte leur compétence ainsi que celle des communes pour créer et gérer un centre de santé.
[1] https://www.ijic.org/articles/10.5334/ijic.2205/