Si l’argent n’a pas d’odeur pour certains, il faut croire que pour d’autres elle en a une nauséabonde. Ceux-là ne ratent aucune occasion de stigmatiser les personnes les plus riches de notre pays, qui pourtant sont celles qui participent relativement le plus à l’effort national.
Les différentes mesures fiscales du gouvernement, comme la suppression de l’ISF, la fin de l’Exit Tax ou la mise en place d’une Flat Tax sur les revenus du capital ont eu comme effet de déclencher une vague d’indignation qui a relancé la sempiternelle ritournelle: « l’Etat fait des cadeaux aux plus fortunés en baissant leurs impôts». Une vision qui sous-entend que le capital et le revenu d’un individu appartiennent à l’Etat, et s’il lui en reste une petite part après prélèvement, il devra alors louer l’Etat pour sa bonté de lui faire grâce de quelques deniers.
L’argent est un sujet extrêmement tabou en France, il n’est pas bon d’en posséder, et on peut en parler seulement si c’est dans le but de blâmer. Pourtant, dans un pays où 14% de la population survit sous le seuil de pauvreté malgré une dépense sociale qui consomme l’équivalent de 30% de notre PIB, il y a un besoin impérieux de personnes fortunées pour financer un système de solidarité national qui essaye en vain de limiter la pauvreté. Notre hypocrisie est telle que l’on vilipende les contributeurs les plus importants alors ce sont eux qui supportent la plus grande part des prélèvements et participent au bon fonctionnement de notre système. A titre d’exemple, rappelons à toute fin utile que 50% du montant total des recettes de l’impôt sur le revenu est acquitté par 2% des contribuables les plus riches. Pour illustrer cette hypocrisie, on pourrait s’écrier « cachez ce riche que je ne saurai voir », pour paraphraser la réplique que Molière donne à Tartuffe dans la pièce éponyme. Ce dernier s’adresse à la suivante de Marianne en lui demandant de « couvrez ce sein que je ne saurai voir », autrement dit de couvrir l’attribut de son désir personnel.
L’économie n’est pas un jeu à somme nulle, un individu ne s’enrichit pas forcément en appauvrissant un autre. Au contraire, c’est par le travail que l’on s’enrichit. L’économiste américain Edward Wolff affirme que les riches ne sont pas des héritiers. Les statistiques qu’il avance sont éloquentes : entre 1989 et 2013, seulement 23 % des fortunés le sont devenus grâce à un héritage. Les 77% autres sont ce que l’on pourrait qualifier de « nouveaux riches ». De même, dans la proportion des 1 % de la population la plus riche, 83 % des individus sont des entrepreneurs et seulement 17 % des héritiers. On est donc loin de la gravure insoumise du riche capitaliste héritier de longue date, n’ayant jamais travaillé de sa vie et consacrant tout son temps à exploiter les plus démunis.
La notion même de richesse est à relativiser du fait des différentes formes qu’elle prend. Au 17ème siècle, l’économiste français Pierre le Pesant de Boisguilbert, contemporain de Louis XIV et précurseur du libéralisme, a réalisé bon nombre de théories économiques uniquement grâce à l’observation du monde environnant et par ses propres intuitions, qui seront toutes validées par la science économique à postériori. Pour lui, qui fut un des plus virulents pourfendeurs de la spéculation, la richesse réside dans le triptyque suivant : une éducation, des vêtements et un logement.
Dans un monde en proie à une révolution digitale, la richesse pécuniaire est à relativiser. La lutte des classes telle qu’elle est décrite par les marxistes, est anachronique, l’antagonisme entre riches et pauvres n’a plus lieu d’être. Le nouvel indicateur de richesse ne sera plus exprimé en monnaie, mais en nombre de suiveurs. Les indicateurs Kred et socialmention, qui sont les héritiers du Klout score, sont des indices d’influence d’un individu sur Internet, construit en agrégeant le nombre de « followers » d’un individu, et ils seront les signes extérieurs de cette nouvelle richesse dans une société où les rapports sociaux se font dans la sphère virtuelle. La fracture numérique, celle qui sépare ceux maîtrisant le numérique et ceux n’en connaissant pas les usages, risque d’être la nouvelle fracture sociale. Le classement Forbes des plus grandes fortunes mondiales, qui a pourtant fait couler beaucoup d’encre ces dernières semaines, sera obsolète. Le pouvoir sera transféré des plus grandes fortunes vers les leaders d’opinion des influenceurs suivis par plusieurs millions de personnes.
En reprenant la distinction réalisée par Bourdieu des 3 types de richesse en capital d’un individu, à savoir l’économique, le social et le culturel, on peut gager que le premier capital, qui est aujourd’hui le plus important dans notre imaginaire collectif, va être supplanté par le second dans les faits. Un individu pouvant influencer la pensée ou l’opinion de millions d’autres individus par le biais d’un seul tweet, sera bien plus puissant qu’un individu pouvant les acheter ou les corrompre par le biais pécuniaire.
Notre économie et notre pays ont un besoin cruel en capital pour développer l’investissement dans les start-up innovantes du digital et ainsi faire émerger des leaders mondiaux dans le secteur du numérique. Il en va de notre souveraineté nationale que de faire émerger ces champions nationaux, en transformant la richesse en cours aujourd’hui, en richesse en vigueur demain, pour avoir ainsi une chance d’être les influenceurs de demain et nous les influencés. De ce constat découle une nécessité de conserver de nombreuses fortunes qui ont un fort pouvoir d’investissement, sur notre territoire.