L’historien Eric Hobsbawm avait décrit le XXe siècle comme l’âge des extrêmes. Après vingt ans de bouleversements provoqués par les nouvelles technologies de l’information et de la communication, on s’aperçoit que le XXIe pourrait lui aussi prétendre, pour des raisons différentes, à cette caractérisation. Dans tous les domaines, un monde dual est en train d’émerger, privé du juste milieu qui faisait le lien entre les positions extrêmes.
Notre économie, d’abord, connaît une polarisation croissante entre les grosses plateformes qui maîtrisent l’accès au client final et la myriade d’entreprises qui en dépendent. S’affirmant comme intermédiaires incontournables pour avoir accès au marché, les plateformes peuvent accaparer une partie de la valeur créée (en percevant une sorte de droit de passage) alors que leurs coûts marginaux sont nuls, d’où l’explosion de leurs profits.
La deuxième polarisation est sociale. La « société en sablier » décrite par Alain Lipietz en 1998, où riches et pauvres se concentrent aux extrémités de l’échelle sociale, semble plus que jamais s’annoncer. Dans la société de la connaissance où le travailleur devra être complémentaire d’une intelligence artificielle assumant sans mal toutes les tâches non transversales, deux catégories de population se séparent radicalement : d’un côté les travailleurs surpayés et hyper-connectés que les entreprises s’arrachent, de l’autre ceux dont les compétences sont devenues inutiles. La « société en losange » traditionnelle disparaît.
Déclassement. Le mouvement des Gilets jaunes peut se lire comme le cri d’angoisse de ces populations qui voient leur implacable déclassement. Plus les deux mondes se sépareront, moins il sera concevable à un membre de la classe inférieure d’atteindre l’autre extrémité du spectre social. Un employé de bureau pouvait hier espérer devenir cadre ; un chauffeur au chômage demain aura très peu de chance de réussir à devenir data-scientist… On pense à l’« effet Matthieu » évoqué en 1968 par le sociologue R.K Merton, citant la phrase de l’apôtre : « On donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a ».
La polarisation politique est la tendance plus frappante. L’abaissement du coût d’entrée sur le marché cognitif permis par les réseaux sociaux a rendu aisée la diffusion d’idées non sélectionnées par les canaux patentés d’hier. La recherche de maximisation du temps d’attention sur laquelle repose l’économie des réseaux fait ressortir les contenus les plus segmentants, accentuant ainsi les bulles de filtres et favorisant l’agglutination des opinions autour d’opinions extrêmes. La perception de la société a toujours été une construction ; désormais elle est le résultat de mécanismes de sélection dont la nature a changé : on ne perçoit plus en priorité, comme autrefois, ce qui est conforme à une orthodoxie, mais au contraire ce qui en diverge, ce qui donne une prime aux exagérations les plus délirantes.
Avec le numérique, les barrières traditionnelles aux effets de concentration et excès systémiques en tous genres se sont effondrées. Les frontières, limites de capacité, contraintes temporelles et contre-pouvoirs qui segmentaient les marchés et limitaient les exponentielles ont disparu. La modération célébrée dans l’Antiquité, la tendance au retour à la moyenne et à la marginalisation des extrêmes s’effacent devant un spectaculaire triomphe de l’hubris dans tous les domaines. Dies irae, « jour de colère », disait l’hymne liturgique à propos de l’apocalypse. Le jour de colère des Gilets jaunes n’est probablement qu’un début.