Dans 25 ans, que dira-t-on de de la pandémie actuelle ? Probablement qu’elle a accéléré la disparition de l’ancien monde, et précipité l’émergence d’un monde nouveau, qui n’est pas forcément meilleur, mais à coup sûr différent. Personne, il y a quelques mois, n’aurait pu imaginer que des dispositifs de surveillance biologique soient installés mondialement. Cette crise pousse les décisionnaires politiques à avoir recours à des outils numériques qui, dans des circonstances normales, auraient mis des années à être adoptés. L’exception est désormais la norme, et à mesure que l’exception s’installe, le monde change. En 2003, la crise sanitaire chinoise – dont on parle si peu – avait précipité l’essor du e-commerce et permis à Alibaba de devenir le géant que l’on connait. En 2020, la crise sanitaire mondiale marque l’irrésistible expansion de la sphère numérique dans l’économie, la société, et le domaine médical.
La numérisation effrénée de l’économie ne fait que commencer ; le Covid-19 accélère l’avènement d’un capitalisme numérique. Seules les entreprises les plus compétitives survivront au choc, tandis que celles du « vieux monde » déclineront à mesure que la pression financière s’exercera sur elles. La « destruction créatrice » schumpétérienne est en ordre de marche, et dans sa manifestation la plus violente. Nul besoin d’être un expert financier pour constater que ce sont les entreprises du numérique qui en profitent le plus. Dans le secteur automobile, Tesla affiche une progression de 28%, contre une chute respective de 41%, 45% et 50% pour General Motors, Ford et Fiat Chrysler. Sa capitalisation est désormais 25 fois celle de Renault, et plus du double de General Motors, Ford et Fiat Chrysler combinés. Amazon a fait un bond de 29%, Microsoft de 13%, Paypal vaut désormais 4 fois plus que BNP Paribas. Le numérique gagne du terrain dans toutes les sphères de l’économie.
Pour faire face au choc, des milliers d’entreprises réaliseront peu à peu que des outils numériques tels que l’Intelligence Artificielle, le Cloud et la robotique sont les meilleurs moyens de baisser leurs coûts de production. Cette crise favorisera ainsi la dématérialisation des activités économiques, et s’attaquera aux principaux foyers de résistances au capitalisme numérique.
Dans cet univers économique numérisé, la mondialisation telle qu’on la connait depuis 40 ans changera en profondeur. Et corrigeons d’emblée une pensée fréquente : en aucun cas la « mondialisation libérale » a provoqué la libre circulation d’un virus « capitaliste ». Les grandes pandémies de l’histoire, si meurtrières, en sont d’illustres preuves. Cette pandémie a cependant révélé notre dépendance excessive à l’égard d’économies étrangères. Pour des raisons souveraines et écologiques, concevoir l’industrie comme un assemblage de composants répartis sur plusieurs continents a atteint ses limites. Plutôt que de délocaliser à l’autre bout du monde, beaucoup d’entreprises décideront de relocaliser leurs activités à une échelle régionale ou nationale. À cette fin, les nouvelles technologies seront incontournables pour compenser les coûts plus élevés dans nos régions. La robotique permettra une production industrielle à un coût marginal très bas, et rendra l’exploitation d’une main d’œuvre étrangère quasi-obsolète. Les imprimantes 3D accéléreront le prototypage industriel, raccourciront les chaînes de productions et en relocaliseront une partie, tandis que l’Intelligence Artificielle automatisera les processus productifs. Une mondialisation différente s’annonce, faite de relocalisations industrielles et technologiques, et de stratégies prédatrices mondiales, à l’image des « nouvelles routes de la soie » chinoise.
D’immenses défis sociaux émergeront au rythme de la numérisation rapide de l’économie. C’est une chose saisissante – et politiquement incorrecte – que les héros du quotidien actuel, caissiers, manutentionnaires, conducteurs de bus, de trains, de camions… soient paradoxalement les plus exposés aux prochaines disruptions technologiques. Dans quelques années, l’Intelligence Artificielle rendra une grande partie de ces métiers obsolètes. L’idée d’Emmanuel Macron d’augmenter leurs salaires une fois la crise passée pointe justement du doigt les injustices de nos systèmes économiques qui valorisent peu les métiers essentiels. Mais cela occulte une partie de la réalité : les salariés concernés auront essentiellement besoin de se former pour s’adapter aux prochaines disruptions technologiques. Dans une optique de réalisme, offrons-leur donc de vraies formations, pour les préparer à leurs métiers de demain.
Le domaine médical, lui aussi, est bouleversé par la crise. La pandémie révèle à l’humanité que la capacité de surveillance biologique des États sera l’un des grands enjeux du XXIe siècle. En Chine, un dispositif massif de traçage biométrique a été mis en place pour contrôler les citoyens, et celui-ci n’est pas l’apanage exclusif des régimes autoritaires. La Corée du Sud, Taïwan, Israël et l’Allemagne ont installé des dispositifs équivalents. En France, ces méthodes sont sur le point d’être appliqués sur une base volontaire.
Dans les régimes démocratiques, ces dispositifs questionnent l’équilibre sensible entre liberté individuelle et efficacité publique. Dans les régimes autoritaires comme la Chine, la liberté a été sacrifiée sur l’autel de l’efficience. Comme l’affirme le célèbre penseur Yuval Noah Harari, la pandémie a révélé au monde la transition d’une surveillance « over the skin » à une surveillance numérique « under the skin ». Pour la première fois, des gouvernements peuvent surveiller tout le monde, tout le temps. Auparavant, les régimes autoritaires en étaient incapables, pour la simple raison que les effectifs de contrôles n’étaient pas suffisants. Désormais, les algorithmes permettent de contrôler la température du corps des citoyens, leurs mouvements, leurs conditions médicales, les personnes qu’ils ont rencontrées… Même le rejet d’un individu à l’égard d’un discours politique peut être enregistré par des capteurs biométriques. Comme l’affirme le même penseur, quand notre doigt touche l’écran d’un smartphone, un gouvernement peut savoir exactement ce sur quoi nous avons cliqué. Désormais, il peut aussi savoir avec exactitude la température de notre doigt, et la pression sanguine sous notre peau.
La pandémie a révélé à l’humanité un premier aperçu de la « dataïsation » de la médecine, qui s’accompagnera d’outils bien plus liberticides que ceux qui existaient auparavant. La voie est libre pour que ces systèmes de surveillances biologiques deviennent, demain, des outils de contrôles politiques permanents dans plusieurs régimes autocratiques. À mesure que la santé et le numérique convergeront, certains États collecteront des données biologiques et en sauront infiniment plus sur nous que nous en sauront sur nous-mêmes. Il suffit d’imaginer Staline doté de tels outils de surveillances biométriques pour en réaliser le danger.
La crise du Covid-19 ouvre une époque nouvelle, celle du « techno-capitalisme », de la « siliconisation » du monde, du « dataïsme » et de la surveillance biométrique. L’enjeu du siècle sera d’œuvrer à ce que la numérisation du monde ne s’effectue pas aux dépens du climat, de la liberté, de la démocratie, et des humains.