Quand on parle du droit à la déconnexion, on associe immédiatement un vocabulaire clinique : infobésité, cyber-dépendance, hyper-connexion… mais la connexion est-elle vraiment synonyme de tous les maux qu’on lui prête ? Au-delà de la mise en œuvre purement formelle d’une obligation juridique, la mise en œuvre du droit à la déconnexion est une opportunité pour l’entreprise. En effet, aborder ce sujet est un excellent moyen d’engager une analyse concrète du travail connecté pour mesurer les possibilités qu’il offre mais aussi ses exigences et les risques qu’il recèle.
Quel(s) droit(s) ?
Du point de vue juridique, le « droit à la déconnexion » ne fait rien de plus que de rappeler le cadre de la loi sur les temps de repos. En dehors du temps de travail, le salarié n’a pas d’obligation de travailler (et donc de répondre à ses mails) de sorte qu’il n’y a pas de droit nouveau. Ce qui est grave avec cette notion, c’est que la loi vient renforcer une vision ancienne du travail, au lieu de penser le travail autrement. Historiquement le salarié travaillait lorsqu’il était présent dans l’entreprise et ne travaillait pas lorsqu’il était en dehors. Mais pour les professions intellectuelles, la notion de travail est bien différente. Pourquoi considérer qu’un salarié déconnecté de ses outils de travail ne travaille pas et inversement ?
En réalité, la révolution numérique renforce la porosité du travail (qui n’a jamais vraiment été étanche malgré des artifices juridiques). La vie privée et la vie professionnelle forment un tout qui doit être cohérent. Contrairement à ce que certains ont pu penser, un professeur ne déconnecte pas ses neurones après avoir quitté ses élèves, pas plus que le community manager en veille permanente sur le monde… On peut déconnecter les serveurs mais on ne peut pas déconnecter ses neurones. Une situation conflictuelle ou une incertitude professionnelle juste avant de partir en vacances aura de forte chances de gâcher ce moment. S’agissant des outils, il est toujours possible de transporter ses dossiers électroniques sur clé USB ou sur son ordinateur. Pour ces raisons, parler du droit à la déconnexion est contre intuitif. Alors que 70% des cadres affirment travailler pendant leurs trajets, les outils mobiles favorisent et mettent au grand jour l’ubiquité des individus qui peuvent penser au travail en dehors du temps consacré et parfois organiser leurs loisirs pendant le temps dit de travail.
Le présentéisme produit beaucoup de messages
Alors que les pays de droit anglo-saxon s’appuient plutôt sur l’autorégulation (notamment dans les entreprises américaines), l’Europe et en particulier la France ont fait le choix d’une réglementation avec des cadres juridiques précis. Or ce cadre n’est plus adapté, pour aucune profession. Pire, il conduit à des situations ubuesques. Les salariés se plaignent de plus en plus de passer toujours plus de temps à traiter de l’information qui s’accumule tout en ne réussissant pas à se consacrer au coeur de leur activité. Si la vocation de l’entreprise n’est pas de protéger un individu contre lui-même en dehors de ses heures travaillées, l’employeur a une obligation générale d’assurer la sécurité et de protéger la santé physique et mentale des travailleurs dans le cadre de leur travail.
Et puisque le droit du travail oblige les entreprises à parler du droit à la déconnexion, parlons des maux profonds. Les entreprises devraient en profiter pour s’intéresser à l’organisation du travail qui conduit trop souvent les collaborateurs à faire du présentéisme avec des e-mails et des réunions qui tendent à remplacer le travail. Vider sa boîte mail donne par exemple le sentiment d’avoir travaillé quand, en réalité, pas grand chose n’a été produit. La baisse de productivité liée à la lecture d’e-mails non pertinents est d’ailleurs estimée à près d’un mois par an par manager intermédiaire. De la même façon, les réunions trop nombreuses et trop longues ont trop souvent pour seule conclusion la date de la suivante. Non seulement une grande partie de ces sollicitations ne sont pas nécessaires, mais en plus elles immobilisent les énergies des collaborateurs et polluent l’entreprise.
Et si on déconnectait au travail ?
Dans l’entreprise, les salariés sont ainsi sollicités en permanence par leurs collègues à travers la messagerie interne, les appels téléphoniques, les SMS mais aussi par leurs amis sur les messageries instantanées et toutes sortes d’alertes. Finalement, ne devrait-on pas d’abord créer des temps de déconnexion pour permettre aux salariés de faire leur travail ? On pourrait notamment raccourcir les réunions et couper les téléphones pour que les gens s’écoutent. Plutôt que d’instaurer un droit à la déconnexion, on ferait ainsi mieux de parler de bonne connexion, d’inventer de nouveaux équilibres et d’apprendre à se servir des technologies à bon escient pour réguler leurs usages plutôt que de vouloir compartimenter des espaces de vie qui ne le seront jamais !
Les réticences managériales face aux mesures en faveur d’une nouvelle articulation des temps de vie, reposent sur une hypothèse tayloriste obsolète, selon laquelle la création de valeur est proportionnelle au temps de présence. Contrairement à ce qui est établi, les horaires stricts ne favorisent pas la productivité au travail. Tout le monde n’est pas forcément au mieux de sa forme entre 9H et 18H. L’homme numérique est au centre de son monde, il doit se sentir libre et léger. Certaines personnes sont plus efficaces le matin, d’autres le soir et pourtant on continue de demander à tout le monde d’arriver à la même heure. Ce qui compte le plus, c’est la qualité des relations et la capacité à solliciter ces dernières au moment où leur attention est disponible.
Pour conclure, si on souhaite redonner du sens au travail, il faut prendre en compte une nouvelle concordance des temps professionnels et personnels rendue possible par les outils mobiles. « La technologie n’est ni bonne, ni mauvaise. Elle n’est pas neutre non plus » (première loi de l’informatique).