Nous sommes, c’est vrai, des êtres particulièrement sujets aux addictions. Souvenons-nous du Rapido, sorte de loto proposé dans les cafés qui offrait des tirages toutes les dizaines de minutes : il a dû être interdit car il était trop addictif ! Dans The Hacking of the American Mind, Robert Lustig a montré combien des industriels avaient su manipuler à leur profit l’efficacité sur nos cerveaux des décharges de dopamines produites par le sucre. Dorénavant, c’est notre propension naturelle à être attentifs aux nouveaux stimuli qui est utilisée. La ressource rare que tout le monde s’arrache est l’attention. La valeur de ces secondes volées à notre vie a explosé depuis qu’elles servent à lire notre âme pour mieux nous cibler. La nouvelle économie a fait monter la valeur de notre temps de cerveau disponible en saturant l’offre comme jamais.
Une réglementation étatique, en protégeant l’individu, ne l’entretiendrait pas seulement dans la passivité qu’on lui reproche. Elle admettrait surtout implicitement qu’il est incapable de volonté propre
Binge viewing. Résultat : notre dépendance aux écrans ne cesse de s’accroître. Chaque jour, nous passons en moyenne 3 heures 32 devant la télévision, à quoi il faut ajouter 4 heures environ sur ordinateur et terminaux mobiles. Le plus clair de notre temps éveillé est passé face à un écran. En 2018, 45 % des adolescents américains déclaraient être connectés « pratiquement toute la journée ». C’est deux fois plus que lors de la précédente étude réalisée en 2014-2015. Chaque jour, un adulte français moyen consulte son téléphone toutes les deux minutes et « déroule » 90 mètres de contenus. Le binge viewing, ces orgies de séries où certains regardent des saisons entières sans s’arrêter est devenu monnaie courante. Les techniques des entreprises du web pour cerner nos centres d’intérêt et nous envoyer la « notification » qui fera mouche et nous recollera à l’écran sont sans cesse plus perfectionnées. Dans La Civilisation du poisson rouge, Bruno Patino démonte avec une implacable précision cette nouvelle économie de la captation de notre attention. Elle laisse notre pensée en miettes, incapable de se fixer plus de 9 secondes sur un sujet.
En proposant de légiférer, le gouvernement s’engage cependant sur une pente glissante. Si nous réglementons le temps passé sur les réseaux sociaux au prétexte qu’il est nuisible à notre bonheur, alors toutes nos dépendances devront logiquement finir par être encadrées, du chocolat au sexe. Quant aux écrans, n’aurait-il pas fallu intervenir il y a cinquante ans ? Pour quelle raison considérer que la passivité du téléspectateur est moins nocive que celle de l’internaute ? Une réglementation étatique, en protégeant l’individu, ne l’entretiendrait pas seulement dans la passivité qu’on lui reproche. Elle admettrait surtout implicitement qu’il est incapable de volonté propre. L’Etat-nounou, encore et toujours, ne sait se rendre utile qu’en infantilisant.
L’omniprésence des tentations nous oblige à nous discipliner pour la consommation de calories ; c’est la même discipline dont nous avons désormais besoin vis-à-vis des écrans. Faisons de notre attention un capital précieux. Éduquons-nous à la résistance. La seule réponse admissible au problème de la dépendance aux écrans n’est pas l’interdiction, aussi bienveillante soit-elle, mais encore et toujours une éducation à la liberté.