Les entreprises sont soumises à l’injonction désormais omniprésente de transparence. Pourtant, il y a bien des raisons de douter de l’opportunité d’une mise à nu complète de leur fonctionnement réel, car elle impliquerait une impossible mise en cohérence.
La réalité du fonctionnement du monde marchand n’est en aucune façon éloignée de la mise en scène qui a cours dans le reste de la société. Derrière la représentation de l’entreprise comme lieu voué à l’efficacité, les contradictions et ambiguïtés foisonnent en réalité, comme l’a amplement décrit la sociologie des organisations.
Les entreprises sont des lieux d’affects, de rapports de force et de jeu autour des règles. Le décalage entre travail prescrit et travail réel est permanent. L’écart entre organisation théorique (processus de travail, répartition des tâches, etc.) et réelle est parfois immense. Les discours voilent les mécanismes effectifs de prise de décision.
Mise en scène
L’évaluation de la performance des entreprises, par exemple, repose sur une mise en scène constante des processus qui les ont conduites au succès. En pratique, montre Antonio García Martínez, ancien employé de Facebook , elles multiplient les essais et les erreurs, font des tentatives par dizaines, avant que l’une aboutisse. Mais tout est soigneusement mis en perspective pour donner l’impression que la réussite a correspondu à un plan.
On appelle cela en psychosociologie une « rationalisation a posteriori » : les événements sont placés dans une narration et adaptés de telle façon qu’un phénomène paraisse le résultat d’un processus planifié. « Ce qui était un incroyable coup de bol devient le coup imparable d’un visionnaire assuré », dit Martínez.
C’est exactement ce qui s’était passé dans les années 1950 pour Honda, qui avait été la première firme japonaise à parvenir à pénétrer sur le marché américain des motos de petites cylindrées. Alors qu’un cabinet de conseil avait publié un compte rendu élogieux de l’opération, la réalité révélée par un chercheur du nom de Richard Pascale était bien différente. Honda n’avait aucune stratégie précise en arrivant aux Etats-Unis. Monsieur Honda pensait réussir car la forme des guidons, rappelant celle des sourcils du Bouddha, lui paraissait un signe favorable… C’est à la suite d’heureux concours de circonstances que l’opération, qui faillit être un échec complet, déboucha sur un succès commercial pour la vente des petites cylindrées, un produit qu’ils n’avaient au départ aucune intention de vendre, pensant qu’il n’était pas adapté à un marché où tout est grand.
Cette mise en scène de sa maîtrise des événements est indispensable à l’entreprise. Elle rassure d’abord le personnel, comme l’équipage d’un bateau qui a besoin de penser que le capitaine « sait ce qu’il fait ». Ensuite, elle est nécessaire car, comme l’a noté Nils Brunsson, elle lui permet de convaincre tous les partenaires dont l’entreprise dépend pour sa survie : les investisseurs et banquiers qui prêtent de l’argent, les pouvoirs publics qui fournissent des aides, les clients qui achètent les produits, etc.
Les entreprises, comme les individus, montrent des visages différents selon les publics et les circonstances. Elles développent des narrations, par définition fictives, qui donnent sens au chaos de leurs actions. Vouloir tout montrer de ces processus cachés rendrait le fonctionnement économique impossible. Aussi difficilement acceptable que cela paraisse, la transparence doit avoir des limites.