La société Uber est devenue le symbole de ces innovations de rupture qui bouleversent radicalement les équilibres économiques d’un secteur en exploitant les nouvelles technologies. Le principe qui est en train, « nolens, volens « , de révolutionner le secteur des taxis n’en finit pas de trouver de nouvelles déclinaisons : hôtellerie, musique, publicité, livre… En construisant, à peu près au même moment, leur propre ville – respectivement à Mountain View et à San Francisco – Google et Facebook vont plus loin en jetant les bases d’un projet politique, au sens propre. Ces cités constituent les prodromes de l’« ubérisation » suprême : celle de l’Etat.
La première caractéristique de l’ubérisation est la mise en relation directe de l’offre et de la demande de biens et services, le rôle de l’intermédiaire étant réduit à celui de facilitateur de rencontre aussi neutre que possible. L’Etat n’a d’ores et déjà plus le monopole de l’accréditation légitime : si, aujourd’hui, le consommateur fait confiance à une société privée pour sélectionner des chauffeurs, il n’y a aucune raison pour que, demain, il ne puisse considérer comme légitime tout autre fournisseur de service local ou national, qu’il sera possible de remercier dès que le niveau de satisfaction passera en dessous d’un certain seuil. C’est en effet le second marqueur du phénomène : dans la logique numérique à laquelle nous sommes de plus en plus habitués, l’évaluation de l’offreur est systématiquement faite à chaque prestation de services par l’utilisateur lui-même, et non plus par une institution quelconque. Ce mécanisme, qui repose sur une mise en concurrence radicale, pourra s’étendre peu à peu à de nombreux services aujourd’hui proposés par l’Etat mais pour lesquels les Gafa semblent décidés à proposer des alternatives : assurances, santé, retraite, éducation, sécurité, etc.
Troisième caractéristique de l’ubérisation : le nouvel entrant prospère grâce au mécontentement latent vis-à-vis de l’offreur traditionnel, qui facilite l’adoption de pratiques de contournement. Face au discrédit de nos élites et du système politique tout entier, traduit par la forte abstention et des sondages sans appel, on conçoit que, au-delà des seuls services publics, c’est le mécanisme de représentation politique même qui pourrait faire l’objet d’une concurrence inattendue. L’Etat est cet intermédiaire qui, par la fiction du contrat social qui nous fait déléguer notre liberté aux institutions publiques, permet à des représentants élus et à ceux que ces derniers nomment ou sélectionnent (les fonctionnaires), de décider des normes communes dans la plupart des domaines de notre vie. L’intérêt public étant par construction, dans une démocratie, celui de la majorité, le passage à un système où c’est l’approbation ou la désapprobation du plus grand nombre qui détermine le représentant ou le fournisseur légitime de services utiles à tous ne serait pas une rupture en soi. Nous irions ainsi vers une société du référendum permanent, où des outils de délibération collective et de « crowdsourcing » des projets prendraient la place du processus habituel par lequel un individu propose un programme, le fait valider au moyen d’une élection puis le met – plus ou moins – en oeuvre.
Qu’on le craigne ou qu’on s’en réjouisse, il est clair que la révolution numérique va remettre aussi en question les institutions publiques. Il appartient à la science politique de penser les conditions et limites d’une révolution si radicale de notre système de vie collective. Deux écueils nous semblent néanmoins devoir être évités : celui de l’acceptation inconditionnelle d’abord (qui pourrait se traduire par une sujétion dramatique à des intérêts particuliers), celui du rejet en bloc ensuite. La conséquence la plus positive du phénomène d’ubérisation est une remarquable élévation du niveau de qualité du service – pensons aux taxis qui n’ont jamais fait autant d’efforts pour se moderniser. En matière politique, un peu plus de concurrence pourrait sans doute être profitable, suscitant une saine amélioration du « service » fourni pas nos représentants. Prenons donc ce sérieux défi lancé à l’action publique telle que nous la connaissons comme une opportunité d’en améliorer l’efficacité.