Jugez-vous que la période pré-confinement était une période d’inflation ou pas ? Si non, comment la caractérisez-vous ?
Pierre Robert – Il n’est pas inutile de rappeler que l’inflation n’est pas un simple épisode temporaire de hausse des prix. C’est un processus cumulatif et auto-entretenu de hausse du niveau général des prix des biens et services mesuré par l’évolution de l’indice des prix à la consommation (IPC).
Globalement la période qui a précédé le confinement n’était pas inflationniste. La plupart des économies dans le monde traversaient une phase de faible progression des prix. Dans la zone euro, avec 1,6 % sur un an en décembre 2019, elle était inférieure à l’objectif annuel de 2% que s’est fixé la BCE. Toutefois on observait un début de tensions sur le front des prix en Chine où en rythme annuel l’IPC passe de 1,71% en janvier 2019 à 4,41% en décembre[1] puis à 4,53% pour la moyenne des 4 premiers mois de 2020 en dépit de la forte baisse du coût de l’énergie et du fort ralentissement de l’économie. Aux Etats-Unis, en janvier 2020, l’inflation progressait de 2,49% par rapport à janvier 2019 avec une accélération depuis juin. La situation était donc caractérisée par la coexistence de pressions déflationnistes persistantes en Europe ainsi qu’au Japon et d’un début de tensions inflationnistes en Chine et dans une moindre mesure aux Etats-Unis.
François-Xavier Oliveau – Nous sommes dans un état d’inflation quasi-nulle depuis au moins dix ans. Hors matières premières, la hausse des prix est inférieure à la cible de la BCE (légèrement en dessous de 2%) depuis 2009. Et pourtant, la masse monétaire a doublé en dix ans avec les politiques très accommodantes de la BCE.
L’explication tient certainement en la baisse naturelle des prix, notamment sous l’effet de la technologie. Les gains de productivité dans les entreprises ne sont plus absorbés par une forte demande, mais plutôt par des prix en baisse. Hors création monétaire, nous serions en déflation permanente. C’était d’ailleurs le cas au XIXe siècle, du temps de l’étalon-or, et c’est plutôt le signe que l’économie crée de la valeur. Simplement elle se matérialise en baisse des prix et non en hausse des volumes.
La crise du Covid 19 a provoqué deux mouvements : l’explosion des liquidités et une forte augmentation des contraintes sur l’offre. Faut-il dans ce contexte s’attendre à une augmentation de l’inflation ?
Pierre Robert – Si la chute de la demande exclut la résurgence de l’inflation en 2020, il faut envisager son retour en 2021 selon une intensité qui dépendra de la plus ou moins grande rapidité de la reprise mais qui ne devrait pas être inférieure à 5% par an dans un premier temps selon Charles Goodhart et Manoj Pradham. Cela devrait se produire par le canal des coûts, non pas via le canal de la monnaie.
Le rôle que jouait la Chine dans l’économie globalisée a en effet changé. Pourvoyeuse d’une offre illimitée de main d’œuvre à bas coût elle était le foyer central des tensions déflationnistes qui ont marqué les trente dernières années. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, les coûts de production y sont en augmentation et son économie se recentre sur son marché intérieur. A cela s’ajoutent les mesures protectionnistes initiées par l’administration Trump et les réactions en retour de Pékin, les surcoûts provoqués par le Brexit pour les entreprises européennes ainsi qu’un probable mouvement à venir de relocalisation de certaines activités vers les pays développés à hauts salaires. Cela ne peut que renchérir les conditions de l’offre. Les règles sanitaires prises pour lutter contre la pandémie vont dans le même sens en dégradant la productivité horaire du travail qui pour un temps indéterminé devrait diminuer d’au moins 10%. Cela intervient dans un contexte où les gains de productivité stagnent depuis des années selon une tendance que la chute prévisible des investissements ne devrait pas contrer.
François-Xavier Oliveau – Je ne pense pas, bien au contraire. La contrainte de l’offre est relativement temporaire et les chaînes logistiques se reconstituent. En revanche, côté demande, il y a un fort attentisme des ménages, des comportements d’épargne et une demande qui sera très affectée par la hausse prévisible du chômage, avec des marges de manœuvre de négociations salariales quasi-nulles en dehors du secteur public, notamment de la santé. Donc sur le plan microéconomique, je vois plutôt des pressions déflationnistes.
En matière monétaire, il y a en effet de fortes quantités de liquidités créées, comme d’ailleurs depuis dix ans. Mais elles risquent de largement demeurer dans les sphères du refinancement des entreprises ou d’être épargnées par les agents économiques. La hausse du risque perçu par les prêteurs est également défavorable à la hausse illimitée de l’endettement.
De fait, l’inflation en mai est très basse, à 0,1% en zone euro et 0,9% hors énergie, produits alimentaires et tabacs. La BCE ne publie pas la vitesse de circulation de la monnaie, mais aux Etats-Unis, les chiffres de la Fed montrent qu’elle n’a jamais été aussi basse. Tout indique une situation de « trappe à liquidités » : l’argent est injecté mais il ne circule pas, donc ne soutient pas le niveau des prix.
Dans le cas où l’on assisterait à un puissant retour de l’inflation, serait-ce pour des causes réelles ou monétaires ? Quelle autorité pourrait alors la réguler ou la juguler ?
Pierre Robert – L’inflation peut se réveiller pour des causes avant tout réelles liées à la dégradation des conditions de l’offre. Cela ne veut pas dire que la création massive de liquidités n’aurait pas d’incidence, contrairement à ce que prédit le consensus actuel.
Cela vaut en effet la peine de s’intéresser au scénario contraire en envisageant les conséquences inflationnistes de la création massive de monnaie et de la très forte hausse des dépenses publiques induite par les plans de relance qui vont être mis en œuvre. Les mesures monétaires et budgétaires de soutien à l’économie sont en effet environ 8 fois plus importantes qu’en 2008. Elles sont donc d’une tout autre ampleur avec de plus un impact très concentré dans le temps.
En outre, les injections de monnaie auxquelles on est en train de procéder n’ont pas la même destination que celles qui ont suivi la crise de 2008. Ces dernières étaient restées assez largement confinées dans le système bancaire sous la forme de réserves excédentaires sans pour autant affecter les agrégats monétaires qui servent à mesurer l’inflation. Cette fois-ci c’est différent. Les mesures prises se traduisent par des flux massifs de trésorerie vers les entreprises en difficulté et par un soutien direct du pouvoir d’achat des ménages avec dans les deux cas un fort impact potentiel sur la demande de biens et de services. Toutefois les causes monétaires ne viendront qu’en appui des causes réelles évoquées ci-dessus dont elles amplifieront l’impact. S’il s’enclenche, le processus est appelé à perdurer et à s’accélérer car il sera quasiment impossible aux autorités monétaires de l’enrayer. Elles prétendront d’abord que ce n’est qu’un bip temporaire et ne feront rien. Puis on dira que cela permet de retrouver à moyen terme l’objectif de 2% et on ne fera rien. Ensuite on ne fera toujours rien car augmenter les taux d’intérêt provoquerait un krach obligataire et ferait replonger les économies dans la récession, ce qui n’est pas envisageable. Si le processus se déclenche, seul le désendettement peut le stopper car il redonnerait aux banques centrales des armes pour le contrer.
François-Xavier Oliveau – Il y aurait quelques raisons « réelles » que les prix augmentent, liées notamment aux surcoûts liés aux mesures sanitaires. Mais pour qu’ils se matérialisent en inflation, il faudrait d’abord que ces mesures se prolongent, ce qui est loin d’être évident, et surtout que les producteurs puissent les répercuter dans les prix. Or ce n’est pas ce qui semble se passer, compte-tenu d’une demande très faible.
Si toutefois un retour de l’inflation se produisait, la BCE dispose de multiples leviers pour la contrer, depuis la hausse des taux jusqu’à la réduction de son bilan. Mais je doute fort que ce soit le cas.
Quelles sont les conséquences macroéconomiques à attendre de la période actuelle selon vous ?
Pierre Robert – Au sein du monde du travail seront perdants tous ceux dont l’emploi est menacé.
Mais d’autres éléments vont jouer en sens contraire. On peut faire l’hypothèse que la rémunération des actifs occupant des postes qui les mettent au contact direct du public devrait augmenter. Cela devrait être en premier lieu le cas pour les personnels de santé dont les traitements sont nettement inférieurs en France à ceux de leurs homologues européens. Les enseignants sont dans une situation comparable et sont aussi en bonne position pour obtenir une revalorisation de leurs traitements. Les augmentations de salaires pourraient ensuite se diffuser plus largement par revendication de parité au sein de l’ensemble des agents publics et para-publics, soit dans notre pays près du quart de la population active. Là serait le foyer d’un retour possible de l’inflation. Dans le monde d’après il est également prévisible que toutes les activités liées à la numérisation, à l’intelligence artificielle, aux bio-technologies et autres secteurs de pointe vont être fortement demandeuses de personnes qualifiées et très qualifiées alors qu’elles sont rares sur le marché de l’emploi.
Ce scénario n’est peut-être pas le bon car tout dépend de la façon dont la demande et l’offre globales vont se déplacer sur le marché des biens, ce qui dépend du comportement des ménages (traumatisés vont-ils augmenter leur épargne de précaution ?), des entreprises (vont-elles chercher en priorité à se désendetter ?) et des Etats (quand vont-ils se préoccuper de rééquilibrer leurs comptes ?).
Pour le moment l’hypothèse centrale de la BCE est que « domineront les effets modérateurs sur les prix d’une reprise de la demande plus lente que celle de l’offre ». Cette hypothèse me semble fragile car l’équation comporte encore beaucoup d’inconnues. En tout état de cause il faut s’attendre à une vaste redistribution des cartes qui ne se fera pas sereinement et qui concerne également les débiteurs et les créanciers. Si l’inflation repart, le puissant lobby des emprunteurs a tout à y gagner car elle allège d’autant le poids réel de leurs remboursements. Ceux qui en souffriront seront donc les épargnants.
François-Xavier Oliveau – La période actuelle est un accélérateur extraordinaire de la numérisation de l’économie. Le numérique a plus progressé en deux mois qu’en cinq ans. Soumises à un effet ciseau entre des prix impossibles à monter et des coûts en hausse, les entreprises vont faire de gros efforts de productivité, en faisant notamment appel aux nouvelles technologies. Une supposée relocalisation a peu de chances de faire monter les prix : dans un contexte pareil, aucune entreprise ne sera assez folle pour relocaliser moyennant une hausse de ses coûts, qui ne serait pas validée par le marché.
La conséquence devrait être une forte pression à la baisse sur les prix, a fortiori une fois que la crise sanitaire et ses surcoûts seront derrière nous. La BCE va bien devoir, enfin, admettre l’épuisement de sa boîte à outils.
Quelles seront les solutions à apporter pour stabiliser notre économie ?
Pierre Robert – En premier lieu il faut concentrer les plans de soutien sur l’offre afin de renforcer la compétitivité des entreprises pour diminuer la pression à la hausse des coûts. Cela peut passer par un allongement provisoire de la durée du travail dans certains secteurs.
En deuxième lieu il ne faut pas céder à la tentation d’une annulation des dettes publiques détenues par la banque centrale ni de leur conversion en dette perpétuelle qui ne résoudrait rien. Comme l’a rappelé le Gouverneur de la Banque de France dans son discours du 25 mai mentionné ci-dessus, l’interdiction du financement monétaire des déficits est un pilier fondateur de l’accord de création de l’euro. La BCE doit à tout prix conserver son indépendance et ne pas céder aux injonctions de ceux qui lui demandent de s’engager à ne jamais remonter ses taux d’intérêt car « alors s’enclencherait une spirale inflationniste potentiellement incontrôlable »
En troisième lieu, la politique budgétaire doit à moyen terme ne pas perdre de vue l’objectif d’une gestion plus efficace des dépenses publiques. Il faut aussi éviter de laisser la machinerie administrative céder à l’ivresse réglementaire dont elle est coutumière.
François-Xavier Oliveau – Je ne vois que deux solutions à court terme. La première serait une monétisation des actifs au bilan de la banque centrale, c’est-à-dire une annulation pure et simple d’obligations d’Etat répartie entre les Etats à proportion de leur participation au capital pour éviter tout débat entre pays « cigales » et « fourmis ». Cette action ne devrait pas relancer directement l’inflation, car elle n’aura pas d’impact sur la partie circulante de la monnaie, mais faciliterait l’endettement des Etats et donc le financement des politiques de relance, notamment de soutien direct à la consommation. Notons qu’il faudrait amender les traités européens pour qu’elle soit juridiquement possible – une opération pas très compliquée, déjà faite en 2012 lors du sauvetage de la Grèce. Une telle opération sera probablement nécessaire dans l’urgence, mais porte un aléa moral considérable en retransférant de fait aux Etats le pouvoir de battre monnaie, ce qui me semble, à terme, très dangereux.
La seconde étape, largement préférable, serait une distribution monétaire directe au profit des ménages. J’ai décrit ce dispositif et ses fondements théoriques dans ma note publiée par l’Institut Sapiens. L’idée est de compenser la baisse des prix, qui correspond à une véritable création de valeur, par la distribution d’une somme d’argent aux ménages calibrée pour atteindre l’inflation cible. Un tel dispositif est la seule solution durable permettant de stabiliser le niveau des prix sans empiler à l’infini un endettement délétère et facteur de crises graves. La question est : quelle banque centrale l’osera en premier ? Car une fois qu’il sera testé, il s’étendra très rapidement.
[1] Source Inflation.eu – world inflation data