Hippocrate, sérotonine et Gilets jaunes

Le grec Hippocrate avait proposé au IVe siècle avant J.C. une conception du fonctionnement humain qui a fait référence pendant deux millénaires. La théorie des humeurs reposait sur l’idée que l’équilibre entre les quatre grands liquides présents dans le corps (le sang, les biles noire et jaune, le phlegme) conditionnait notre santé. Après avoir démontré l’absence de fondement de cette théorie qui aura coûté bien d’absurdes saignées aux pauvres patients, la science moderne a de façon paradoxale découvert un principe un peu comparable à travers les quatre neurotransmetteurs indispensables à notre bonheur : ocytocine, endorphine, dopamine et sérotonine. Parmi toutes les interprétations à la crise des Gilets jaunes, celle d’un déséquilibre chimique n’a sans doute pas encore été proposée. Il existe des raisons de penser que les quatre hormones du bonheur sont gravement menacées par l’environnement actuel.

L’ocytocine est produite par les contacts physiques ou les cadeaux. Elle permet les relations de confiance et la fidélité. Ni la politique fiscale, qui précisément ne fait guère de cadeaux aux classes moyennes, ni la virtualisation des relations sociales, ni l’individualisme moderne multipliant les personnes seules (elles sont 10 millions en France) ne favorisent ce neurotransmetteur.

L’endorphine soulage l’anxiété et la douleur. Elle est produite notamment par le rire. Si la vie d’aujourd’hui est plus confortable que celle d’hier, le temps passé à rire n’a cessé de chuter depuis un siècle : nous rions une minute aujourd’hui en moyenne contre dix au début du siècle.

Dopamine. La dopamine est l’hormone bien connue de la l’excitation, déclenchée lorsque nos objectifs sont atteints. Nous en sommes devenus plus dépendants que jamais du fait des réseaux sociaux : chaque « like » ou « retweet » déclenche une petite poussée de dopamine. Notre attention n’est constamment captée avec succès que parce que les notifications nous rendent accros à ces « shoots » d’hormone du plaisir. Face à ces buts de très court terme, nous peinons à opposer des objectifs à long terme qui rendraient notre excitation plus saine. L’homme du Moyen Age avait la religion comme horizon. Le baby-boomer aura eu la perspective de l’amélioration de sa vie matérielle pour lui et ses enfants. A l’individu d’aujourd’hui il n’est proposé que de minimiser son empreinte carbone et de manger des légumes, voire de renoncer à avoir des bébés pour ne pas encombrer la planète de sa présence. Des objectifs, on en conviendra, peu exaltants.

La sérotonine, enfin, désormais popularisée par Michel Houellebecq, est diffusée quand on se sent important et utile. Les Gilets jaunes, précisément, font partie d’une population qui voit son utilité économique gravement menacée par la révolution de l’intelligence artificielle et qui souffre du manque de reconnaissance.

Comment s’étonner alors que la France soit le pays où la consommation de psychotropes par habitant soit la plus élevée du monde ? Plus d’un quart des Français consomment des anxiolytiques, des antidépresseurs, des somnifères et autres médicaments pour le mental. 150 millions de boîtes sont prescrites chaque année.

La crise des Gilets jaunes n’aura peut-être été finalement qu’une grave chute de moral chez les populations les plus exposées. Un constat loin d’être rassurant qui laisserait anticiper une sorte de sinistrose durable et plus répandue. Rude tâche pour le gouvernement de combattre non pas une crise économique, mais une crise dépressive.


Publié dans l’Opinion

AUTEUR DE LA PUBLICATION

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