L’épreuve sanitaire extraordinaire que traverse le monde depuis 18 mois a ravivé avec fracas la réflexion autour du « sacro-saint » principe de précaution. Si, sur le plan éthique et celui de la responsabilité collective, le concept est théoriquement fondé sur des intentions louables, la portée pratique du principe et ses conséquences sont discutables. Aussi, déplorons l’absence dans le débat de la notion de coût d’opportunité qui est difficilement mesurable mais réel.
En France sans doute plus qu’ailleurs, le principe de précaution fait loi, et depuis près de deux décennies au sens propre du terme. En 2005, à l’apogée de sulfureux débats environnementaux et alimentaires concernant les OGM, initiés au cœur des années 90, le principe de précaution a été inscrit dans la Constitution française sous l’impulsion du Président Jacques Chirac. Parmi les principales critiques déjà émises à l’époque par les détracteurs du principe, l’absence de véritable définition n’offrant pas un cadre juridique assez clair selon certains juristes, tandis qu’une partie de la communauté scientifique pointait du doigt le coup porté à la liberté de la recherche. Dès son entrée en application, le principe s’est vite éloigné des notions de proportionnalité et de circonstances qui devaient le caractériser.
Seize ans plus tard, l’acuité de ces enjeux législatifs et philosophiques reste intacte. Notre industrie de la santé n’est pas aidée par cet état d’esprit. La France n’est plus une terre d’accueil naturelle pour les essais cliniques. La culture française de la centralisation et des champions nationaux n’aide pas au foisonnement d’idées quand celles-ci ne sont pas validées en amont parfois par une forme de consensus non officiel peu propice à l’innovation de rupture. Est-ce étonnant que Sanofi, leader mondial des vaccins, n’ait pas cru au potentiel de l’ARNm pour ce segment de marché alors que cette même entreprise avait accumulé du retard il y a 20 ans, lors de l’essor des biotechnologies ? La récente prix Nobel de Chimie Emmanuelle Charpentier (dont la technologie permet la réalisation d’OGM, interdits en Europe…) a clairement expliqué son départ de France par les difficultés liées aux financements de ses recherches et à la lourdeur administrative dans tous les domaines. Et que penser du financement par l’Angleterre des essais cliniques du vaccin anti-Covid de la biotech « Valneva » née à Nantes ?
En juin dernier, les propos de Cédric O, le secrétaire d’Etat chargé de la Transition numérique, illustraient précisément l’équation insoluble entre principe de précaution et capacités d’innovation : « On a dévoyé le principe de précaution en un principe d’inaction. L’approche qui est systématiquement prise par le risque dans la société française est un problème […]. Le fait qu’il n’y ait pas de vaccin en France, il faut aussi se poser la question sur notre peur d’avoir des accidents, les surcontrôles qu’on met sur le processus de développement des biotechnologiques ». Le traitement médiatique des potentiels problèmes liés au vaccin d’Astra Zeneca et les réactions politiques en Europe sont également symboliques de cette approche qui défie la logique sous l’angle simple mais efficace du ratio bénéfices/risques.
Une diabolisation normative du risque
L’inhibition au progrès instillée par un principe de précaution sur appliqué, donc dévoyé, va bien au-delà du domaine sanitaire. Ce dernier conditionne aussi l’opinion publique et les agents économiques à des usages pas toujours aussi vertueux ou efficients que nous pourrions l’imaginer.
Enfin, en élargissant la réflexion aux marchés de capitaux, le constat est similaire. La part belle faite aux produits d’épargne garantis a forgé, d’une certaine façon, la conviction chez les épargnants que le risque est moralement mauvais par construction normative. Pourtant, la prise de risque n’est en soi pas moins vertueuse qu’une épargne garantie, immobilisée et peu productive pour l’économie réelle. Et concernant l’espérance de retour sur investissement pour l’épargnant, on oublie souvent d’intégrer dans l’évaluation du ratio risque/rendement, le coût d’opportunité : c’est-à-dire, combien perdre potentiellement en l’absence d’investissement. Ce coût reste encore ignoré ou mal évalué malgré son poids réel.
En France, le fonds en euros au sein de l’assurance vie est devenu le placement favori des Français. Cette épargne « sans risque » est par ailleurs fléchée par la réglementation et les besoins de financement de l’Etat. A épargne constante, il faut choisir entre le financement du déficit budgétaire et celui du capital des entreprises. Il est l’heure de bouger le curseur vers les fonds propres des entreprises et de résister aux sirènes des rendements « garantis ». Malgré les efforts récents que nous devons saluer, la faiblesse des capitaux disponibles pour des investissements risqués a atrophié l’écosystème et provoqué une fuite de talents dont le coût est difficilement mesurable mais bien réel. Si Stéphane Bancel avait créé Moderna à Lyon plutôt que Boston, est ce que notre gestion du Covid aurait été différente ? Au vu du coût mensuel du ‘quoiqu’il en coute’, la question n’est pas que philosophique…
Puisque le sujet de la retraite revient à la une, demandons-nous à combien s’élève le manque à gagner du refus de la retraite par capitalisation si cette méthode avait été mise en place en même temps qu’en Norvège ? Elle qui détient le plus gros fonds de pension étatique, aujourd’hui près 1 000 Milliards d’euros soit environ 200,000€ par habitant. La question mérite d’être posée, surtout après une décennie de croissance boursière.
Il est temps de réhabiliter l’incertitude, la prise de risque, l’audace et l’innovation et ne plus se contenter de célébrer outre mesure quelques succès encore rares. Notre monde vit un moment charnière du XXIème siècle et nous avons besoin, collectivement, de perspectives constructives. Encourager publiquement la prise de risques en acceptant l’échec peut paradoxalement redonner confiance, critère fondamentale d’une reprise économique. Comme le dit l’adage, la peur n’évite pas le danger et l’excès de raison ne conduit qu’au statu quo et à l’inertie, antinomiques du progrès. La période que nous traversons est trop singulière, pour être inspirée et guidée par ceux qui choisissent, par principe, les solutions a priori raisonnables surtout sur les sujets clés que sont l’éducation, la reconversion, la recherche et l’épargne. D’une certaine façon, Guillaume Rozier a montré le chemin à suivre. Vite une dose d’optimisme pour le pays !