Le temps des murs

Les archéologues remarquent avec étonnement que les palais construits en Crète il y a quatre mille ans étaient ouverts sur la campagne, sans la moindre protection apparente contre d’éventuelles agressions. Ils y voient le signe d’une époque particulièrement apaisée où les échanges commerciaux apportaient la prospérité dans toute la Méditerranée. Au XVesiècle avant notre ère, de violentes invasions venues du continent ont apporté une insécurité nouvelle, traduite plus tard par les puissantes murailles des palais mycéniens. Les murs sont le baromètre de la santé d’une civilisation. Qui ne voit hélas que le temps des murs est revenu ?

Ceux de la frontière américano-mexicaine et ceux de l’Europe face aux vagues migratoires. Ceux de la protection contre le terrorisme aussi. Pendant 130 ans, il aura été possible d’arriver directement au pied de la tour Eiffel. Des plaques de verre en interdisent maintenant l’accès. De même, ce sont des murs invisibles mais bien réels qui se développent dans des villes autrefois ouvertes où les ségrégations sociales se développent. Les murs prennent aussi la forme des méfiances réciproques, des groupes sociaux qui n’ont plus rien à se dire et dont la présence est ressentie par l’autre comme inopportune. Les clôtures fleurissent, segmentant la ville en zones autonomes où se cultive un entre-soi de misère ou d’abondance. Les grilles peuvent, selon les besoins, enfermer ou protéger. Ce sont ces vitrines aveuglées par des planches, symboles d’un doux commerce mis entre parenthèses par le déchaînement de colères qui sont également, bien souvent, des haines. Les barrières tarifaires et l’affaiblissement des grandes institutions internationales comme l’OTAN ou l’ONU participent d’un même repli. A un mouvement de réunion succède une balkanisation et un retour d’antagonismes qu’on croyait disparus.

L’intelligence en procès. La société de la raison ne peut être qu’une société ouverte. Symétriquement, la société de la fermeture est le symptôme d’une défaite de la pensée, selon l’expression d’Alain Finkielkraut en 1989. A force de relativisme inspiré par le récit égalitaire, c’est l’intelligence qui est désormais en procès. On a tant répété que tout se valait que désormais l’opinion se prétend au niveau du savoir scientifique. La vérité devient un point de vue. Le « Pass culture » (500 euros distribués à chaque jeune) pourra servir indifféremment à acheter des jeux vidéo ou des livres… En rendant égal ce qui est inégal, en faisant la promotion de l’indistinction, on crée les conditions d’un retour plus violent de séparations trop hâtivement niées. La légitimité de l’élite n’est pas seulement contestée parce que cette dernière serait une caste immobile se reproduisant en circuit fermé. Elle est critiquée en elle-même : c’est le principe même d’une classe dirigeante, d’une expertise donnant à certains, y compris à travers une élection, le pouvoir de décider au nom des autres, qui est nié. C’est la gouvernance, via des représentants et un nombre restreint de citoyens placés par leurs talents en position de pilotage, qui est attaquée. De quelles façons, et à quelles conditions, la légitimité d’une élite éventuellement (et même probablement) renouvelée pourrait-elle être restaurée ? L’oiseau de Minerve, écrit Hegel, prend son envol à la tombée de la nuit. Notre temps a besoin du logos, mot venant de l’Indo-européen lié à l’idée de lumière. Il a besoin d’opposer le discours aux hurlements. C’est en rétablissant une hiérarchie entre les savoirs et les expertises qu’on fera tomber les murs.


Publié dans l’Opinion

AUTEUR DE LA PUBLICATION

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