En France, la majorité ne croit pas que le marché puisse améliorer sa situation. Elle attend de l’État qu’il le fasse. Le mouvement des gilets jaunes vient une fois de plus de le démontrer. Mais l’État ne peut que prendre aux uns pour donner à d’autres sans qu’on sache très bien qui paie quoi et qui obtient quoi. Dans cette incertitude s’engouffre l’insatisfaction. La peine que provoque ce qui est pris est supérieure au plaisir que procure ce qui est versé, alors même que dans les deux cas le montant serait identique. C’est un mécanisme psychologique bien connu que Jérémy Bentham formule avec concision : « Gain de bien n’équivaut pas à mal de perte ».
Plus grave encore, ce recours à un mécanisme qui surplombe les individus et sur lequel ils n’ont pas prise catalyse l’envie. Les racines de ce sentiment ont été mises à nu par Thorstein Veblen pour lequel dans toute société « le désir de tout un chacun est de l’emporter sur tous les autres par l’accumulation des biens ». Comme « la lutte est en réalité une course à l’estime, à « la comparaison provocante », il n’est pas d’aboutissement possible »[1].
La comparaison provocante est celle qui excite l’envie. Elle confronte ceux dont le plaisir est d’être enviés et de s’élever au dessus des autres quelqu’en soit le prix (corruption, manipulation, dissimulation) à ceux que la comparaison offense, qu’elle éclabousse et qui se sentent méprisés
Tant que la comparaison sera ressentie comme désavantageuse, l’individu moyen vivra dans l’insatisfaction chronique et se trouvera mal loti ; il exigera toujours davantage :
« On aurait beau distribuer avec largesse, égalité, « justice », jamais aucun accroissement de la richesse sociale n’approcherait du point de rassasiement »[2].
Le mécanisme est d’autant plus puissant que la part de la richesse qui transite par des circuits socialisés est élevée. Or dans ce domaine notre pays détient le record parmi tous les pays développés. Chacun s’y compare aux autres avec la conviction qu’il a reçu moins que ce qui lui est dû et que la comparaison lui est défavorable. Soit on lui a trop pris, soit il n’a pas assez reçu. Notre modèle social est donc particulièrement propice à l’insatisfaction et à l’envie.
Pour Veblen, ces traits profonds de la nature humaine sont exacerbés dans les sociétés dominées par l’institution de la propriété qui serait à la racine de tous les maux. On remarque toutefois que dans l’ex-URSS le veau d’or n’a pas accompagné dans la tombe la propriété privée des moyens de production et d’échange. On a tout fait pour y liquider par la force le règne de l’argent. Cela n’a pas empêché la domination impitoyable du pays par une nomenklatura cumulant les privilèges du pouvoir, du prestige et de la richesse pécuniaire qui provoque l’envie. En revanche la suppression de l’aiguillon de la propriété privée y a tué le goût de l’initiative, la créativité, l’innovation et les gains de productivité qui en découlent, condamnant le plus grand nombre à un existence médiocre.
Cette voie brutale, comme celle plus progressive d’un Etat-providence toujours plus envahissant, sont donc des impasses. Loin de pacifier les rapports entre les hommes, elles les rendent de plus en plus insatisfaisants.
Mieux vaut un système transparent de libre concurrence où chacun peut mettre en œuvre ses talents pour faire progresser l’humanité. Cela suppose de desserrer l’étreinte de la bureaucratie qui étouffe les énergies et d’en finir avec un capitalisme de connivence qui prospère avec la bénédiction de l’Etat.
[1] T. Veblen, Théorie de la Classe de Loisirs, Paris, NRF, éditions Gallimard, 1970
[2] Idem, p. 23