« Les bulles cognitives sont créées et renforcées continuellement par le fonctionnement des réseaux sociaux : on choisit qui on veut voir, on exclut ceux avec qui on est en désaccord »
On savait d’après un sondage de 2017 qu’ils représentaient 9 % des Français (près d’un sur dix !). Avec le documentaire « La terre à plat » disponible sur une grande plateforme de vidéo par abonnement, on peut les observer plus précisément. Qui sont-ils ? Les gens qui sont persuadés que la terre est plate. Et que le ciel est une sorte de bulle, comme le studio géant du film The Truman show.
Leur profil est celui de citoyens normaux. Correctement éduqués, socialement intégrés. Le plus frappant est la façon dont les platistes sont rationnels : ils réalisent des « expériences » pour étayer leur théorie. La nécessité d’expliquer leurs échecs les amène à échafauder d’impressionnants argumentaires où les conspirations tiennent une place majeure. Ils ont même organisé en 2017 une conférence internationale, malgré d’importantes dissensions internes où chacun s’accuse mutuellement d’être un agent de la CIA.
Mais le plus stupéfiant est la fertilité de ce courant. En 2015, taper « flat earth » sur Youtube ramenait 500 000 résultats. Aujourd’hui, ce sont 25 millions de vidéos qui tentent de défendre ce point de vue. Le succès du mouvement platiste n’est au fond qu’un des nombreux visages de la dérive anti-science facilitée par le nouvel ordre informationnel produit par les réseaux sociaux. L’information hier sélectionnée et triée est désormais infiniment disponible. Le tsunami de données favorise l’émergence des contenus les plus frappants. Les bulles cognitives sont créées et renforcées continuellement par le fonctionnement des réseaux sociaux : on choisit qui on veut voir, on exclut ceux avec qui on est en désaccord.
L’esprit humain ne supporte pas le hiatus entre ses discours et ses actions. Il tentera par tous les moyens de rétablir la consonance
Nasses cognitives. Le cas des « platistes » peut sembler extrême. Il est pourtant emblématique des nasses cognitives dans lesquelles tant de nos concitoyens se sont enfermés sur bien des sujets. La mécanique cognitive est connue. En étudiant la façon dont les croyants d’une secte attendant la fin du monde parvenaient à nier tous les événements contredisant leur croyance, Festinger avait formulé le concept de dissonance cognitive. L’esprit humain ne supporte pas le hiatus entre ses discours et ses actions. Il tentera par tous les moyens de rétablir la consonance. Celui qui a abandonné son travail, ses amis, sa famille, au nom de sa croyance, comme celui qui a passé des jours et des nuits sur des ronds-points, ne peut pas revenir en arrière. L’option du renoncement à la croyance est ainsi impossible : c’est l’effet d’engagement. C’est pourquoi en dépit de toutes les évidences, il continuera à trouver des subterfuges pour rationaliser ses opinions fausses ou trouver une raison de continuer son action.
Le documentaire montre aussi avec force que ce que les gens recherchent et ne veulent pas abandonner est la chaleur de la communauté des autres adeptes. Dans ce groupe, des gens qui n’avaient rien accompli de remarquable de leur vie deviennent des personnalités. Abandonner le mouvement, c’est renoncer à cette identité nouvelle, à la convivialité d’une appartenance soudée par le romantisme d’une haute mission. C’est revenir à l’ennui et à l’anonymat du quotidien. Difficile de ne pas faire le lien avec la surprenante vitalité des rassemblements sur les ronds-points, ou avec la vie tenace de bien des propositions politiques qui sont à la science économique ce que le « platisme » est à la physique. L’étonnante capacité de tant de Français à embrasser les causes les plus invraisemblables ne pourrait traduire au fond qu’un manque de ces solidarités traditionnelles mises en pièces par la modernité.