Rarement les scientifiques auront eu autant la parole que ces derniers mois, prenant une place de choix dans les débats publics et pesant légitimement dans la stratégie nationale de lutte contre la pandémie actuelle.
Pourtant, la méfiance des Français envers la science et le progrès technique semble croître. Le baromètre « science et société » lancé par l’institut Sapiens et Ipsos en décembre dernier dressait un état des lieux inquiétant : 58% des Français affirment que si les scientifiques ne sont pas d’accord entre eux c’est parce qu’ils défendent avant tout des intérêts privés et seulement 50% des Français pensent que grâce à la technologie et la science, les générations futures vivront mieux que celles d’aujourd’hui (contre 62% en 2013).
Ce divorce entre les Français et la science est dû en partie à la confusion de plus en plus marquée entre les savoirs issus d’une démarche scientifique rigoureuse et les croyances provenant notamment de la dérégulation de l’information scientifique dans les nouveaux médias. Les mécanismes traditionnels de tri de l’information sont abolis. Dans un monde où les savoirs validés, les hypothèses fantaisistes, les discours sectaires et les théories complotistes sont accessibles sans hiérarchie, la prime est donnée à l’information frappante, donc extrême, et séduisante pour l’esprit. Celle qui est exacte et nuancée présente souvent moins d’attrait. D’où la prolifération des idéologies, qui se nourrissent d’un mélange d’aveuglement, de propagande et de connaissances aléatoires.
Le politique, lui-même empêtré dans le chaos du débat public qui a quitté les médias traditionnels, ne sait pas comment aborder les rapports entre science et société. Il n’est souvent pas capable de défendre ses agences indépendantes contre les gesticulations de groupes activistes qui entretiennent la suspicion, engendrent des peurs et alimentent de nouvelles controverses. Alors que sa propre légitimité est affaiblie par une défiance sans précédent vis-à-vis des institutions et de leurs représentants, alors que les décideurs auraient dû éclairer le débat, ils s’en sont en réalité débarrassé et n’ont pas eu la force de s’opposer aux discours anti-scientifiques. En matière d’innovation, interdire demande infiniment moins de courage que de permettre.
Le feuilleton autour du vaccin Astra Zeneca en est la triste illustration. Les risques de thromboses ont provoqué une hésitation catastrophique dues responsables politiques en Europe qui a durablement miné la confiance dans ce vaccin. Pourtant, en pratique, nous avons plus de risque de souffrir d’une thrombose en prenant l’avion que d’en contracter une après une vaccination…
On pourrait hélas multiplier les exemples de ces sujets scientifiques que le politique n’aborde que d’une main tremblante.
Les nouvelles biotechnologies (NBT) pourraient révolutionner les domaines de la santé, de l’énergie, des matériaux, mais aussi l’agriculture. Les prix Nobel de Chimie 2020, l’américaine Jennifer Doudna et la française Emmanuelle Charpentier, ont mis en évidence des sortes de ciseaux moléculaires pour découper le génome des bactéries. Elles en ont fait un outil universel d’ingénierie du génome. Cette nouvelle génération de techniques se caractérise par sa précision, son efficacité, sa facilité d’usage, sa rapidité de mise en œuvre. J. Doudna la résume « Au temps des OGM, toutes les nouvelles technologies étaient des sortes de marteaux de forgeron pour taper sur les gènes, alors que maintenant on travaille avec des scalpels moléculaires, pour découper le génome ».
Cela fait près de 10 000 ans que les hommes ont inventé l’agriculture et sélectionnent des variétés végétales, récolte après récolte, pour améliorer leurs propriétés. Le processus de sélection variétale pouvait se dérouler naturellement ou grâce à l’homme, par croisement, mais cela prenait des décennies. Avec les NBT, l’échelle de temps, comme le domaine des possibles changent. Leurs applications ne concernent plus seulement les résistances aux herbicides, l’augmentation de la tolérance aux maladies, aux insectes, ou l’amélioration de la productivité comme pour les OGM, mais pourront permettre la création de plantes moins consommatrices en intrants et notamment en engrais, utilisant mieux l’azote, améliorant les rendements, la qualité, la robustesse, la qualité nutritionnelle des aliments, allongeant la durée de consommation, sélectionnant des variétés plus économes en eau, plus résistantes au stress hydrique ou à la salinité. En agriculture les nouvelles biotechnologies pourraient devenir très complémentaires de l’agroécologie, mais elles sont déjà mises au ban des accusées, qualifiées de « nouveaux OGM ».
Le rôle du décideur politique est de mettre en parallèle des bénéfices et des risques. Face à des scientifiques qui seront toujours dans la nuance et le balancement propre à la progression du savoir scientifique, le politique a pour tâche de décider. Pour trancher, il doit être capable d’assumer des risques afin de permettre des bénéfices. Cela suppose de comprendre et de faire comprendre les différences essentielles entre la science et ses applications, ou encore entre le danger (la nocivité d’un produit par exemple) et celle de risque (la probabilité d’exposition au danger, qui fait la nocivité réelle). Cette possibilité semble désormais hors de portée de dirigeants terrorisés à l’idée du moindre accident immédiatement interprété par l’opinion comme un scandale. Le principe de précaution, initialement conçu comme une saine quête d’information, est ainsi de plus en plus converti en principe d’inaction.
On peut d’autant plus le déplorer que la science est au cœur des grands enjeux que sont l’augmentation démographique et le réchauffement climatique. Comment va-t-on nourrir demain 10 milliards de personnes sans destruction supplémentaire de la planète, alors que 15% de la population mondiale souffre de malnutrition sévère, tandis que 40% des adultes des pays développés souffrent d’obésité. Peut-on se passer des nouvelles technologies en complément des techniques éprouvées ? Les techniques d’hier ne résoudront pas les défis de demain.
Il est essentiel que politique se saisisse de ces enjeux et qu’il retisse les liens entre le savant, le politique et le citoyen. Pour retrouver les conditions d’un débat rationnel, tout commence par l’école. La culture scientifique, en chute libre d’après les évaluations, doit être réintroduite en force dans les enseignements afin que les pratiques pédagogiques intègrent la sélection d’informations diffusées par le réseau internet.
Les collégiens et les lycéens devraient pouvoir établir une balance entre les bénéfices et les risques socio-économiques, sanitaires et environnementaux. Nous devons réapprendre à nos enfants la confrontation et la hiérarchisation des sources. Plutôt que de leur asséner des certitudes, nous devons leur apprendre le doute méthodique. Au lieu d’un monde manichéen aux certitudes faciles, où la nature est bonne et les technologies dangereuses, il faut les initier à l’exigence de la nuance.
Pour éviter la confusion des sources et la domination des pseudosciences, on pourrait imaginer de créer un organisme international sur le modèle du GIEC qui donnerait l’état des savoirs scientifiques sur les sujets controversés, qui s’appuierait sur les retours d’expérience pour acquérir sur le long terme une légitimité indiscutable.
Les risques ne doivent pas être balayés d’un revers de main, mais plutôt évalués rationnellement, en tenant à distance les croyances, les partis pris idéologiques, la propagande et les discours sectaires. Comme le disait fort justement le mathématicien et philosophe Bertrand RUSSELL « La science n’a jamais tout à fait raison, mais hélas elle a rarement tout à fait tort et, en général, elle a plus de chance d’avoir raison que les théories non scientifiques. Il est donc rationnel de l’accepter à titre d’hypothèse. »25