Manifestation des agents de la fonction publique pour l’emploi et les salaires, à Nantes, en 2013. Alain Le Bot / Photononstop / Alain Le Bot / Photononstop
Le débat concernant les évolutions souhaitables de la fonction publique est rendu très difficile en France par le poids des idées reçues. Parmi elles, on peut citer la confusion entre action publique et fonction publique (la première n’étant censée pouvoir passer que par la seconde), l’assimilation de toute baisse des effectifs à un affaiblissement, l’irréductible distinction entre secteur public et secteur privé, ou le péril que des allers-retours entre les deux feraient courir à l’intégrité des agents. Des convictions indiscutées, mais qui ne résistent pas à une réflexion lucide sur le fonctionnement réel de la puissance publique et sur ses nouveaux enjeux dans un contexte technologique et social profondément nouveau.
L’administration actuelle est modelée sur la bureaucratie décrite par Max Weber à l’orée du XXe siècle : division du travail en tâches élémentaires précisément définies, hiérarchisation des pouvoirs, sélection formelle (prenant souvent la forme d’un concours). Dans l’esprit du sociologue allemand, ce modèle permettait d’éliminer l’ambigüité, l’inefficacité et le népotisme dont souffraient les entreprises. Le statut de fonctionnaire en est la réalisation fidèle.
Or les dérives de la bureaucratie ont été abondamment décrites par la sociologie des organisations (notamment Michel Crozier, dès 1963, dans Le Phénomène bureaucratique, qui met en lumière le cercle vicieux de l’inflation régulatrice) et le courant de recherches économiques de l’école des « choix publics » (Gordon Tullock, Mancur Olson, les Prix Nobel Milton Friedman et James Buchanan).
Démotivation, gestion inexistante des carrières, croissance incontrôlable des effectifs sans lien avec l’utilité réelle, autojustification des missions, etc. Autant de travers décrits en profondeur par William A. Niskanen dans Bureaucracy and Representative Government (1971). Le problème de l’administration est l’absence de lien mécanique entre son efficacité et ses ressources.
Défis nouveaux
Alors que pour une entreprise, l’inutilité se traduit par l’incapacité à conserver des clients et donc à survivre, les administrations bénéficient de ressources garanties venant de l’impôt. Elles peuvent survivre à leur nullité, voire prospérer malgré leur nocivité. La situation de monopole dont jouit le plus souvent le service public rend impossible toute comparaison.
Dans ce flou prospèrent les gâchis et sont couverts les clientélismes. Philip Selznick avait montré, dans TVA and the Grass Roots (1949), comment les objectifs initiaux des agences publiques pouvaient être détournés au profit de certains intérêts particuliers.
L’administration publique incarne aussi la préférence française pour le dualisme du marché du travail : d’un côté, les inclus, les fonctionnaires, aux maints privilèges (comme la retraite, calculée sur les six derniers mois et non sur les vingt-cinq meilleures années) contre ceux qui sont exposés, les salariés du privé. Une fois rentrés dans la fonction publique, leur productivité chute, l’absentéisme bondit – une étude Sofaxis rendue publique en novembre 2017 montrait que l’absentéisme dans les collectivités territoriales avait cru de 28 % entre 2007 et 2016.
En outre, le rapport sur l’état de la fonction publique et les rémunérations, publié en annexe au projet de loi de finances 2017, souligne que le nombre de travailleurs absents au moins un jour au cours d’une semaine pour raison de santé est de 4,5 % dans la fonction territoriale contre 3,7 % dans le privé.
Ces dérives endémiques auraient justifié une réforme trop longtemps ajournée. Elle s’impose avec une urgence inédite, car la situation a changé. La bureaucratie a été créée pour un monde stable dans lequel les compétences, les missions et les technologies ne variaient pas significativement. Un monde où la lourde machine administrative, une fois réglée, était censé faire merveille.
Comment cette organisation si inerte, pour laquelle le changement est contre nature (puisque précisément elle est fondée sur la routinisation des processus), pourrait-elle rester pertinente au XXIe siècle ? L’Etat doit répondre à des défis nouveaux : les crypto-monnaies le remplaçant comme seul émetteur de monnaie, la blockchain proposant de jouer son rôle de tiers garant, les plates-formes géantes assumant de fait la fonction de censeur de l’information accessible. Les menaces qui planent sont d’une nature inconnue : l’indépendance économique et militaire d’un pays se mesurera demain à la capacité à produire sa propre intelligence artificielle…
Indispensable big bang
La cyberguerre fait déjà rage sur le champ de bataille des réseaux. La rapidité d’évolution et le nombre de facteurs à prendre en compte sont inouïs. Dans ce contexte, l’emploi à vie est devenu dans le secteur privé une idée incongrue, tant les compétences deviennent rapidement obsolètes. L’action publique ne fait pas exception : elle a besoin d’informaticiens, de data scientists, d’experts en neurosciences pour l’éducation. Les populations ne sont plus administrées de la même façon : les guichets disparaissent au profit des démarches en ligne. Les réglementations sont plus complexes à déployer.
Au siècle du capitalisme cognitif, l’Etat doit faire sa mue numérique, ce qui va bien plus loin qu’un simple site en ligne. S’il ne se dote pas très rapidement d’une capacité à comprendre les évolutions du monde, à redéployer en permanence ses effectifs et à repenser ses missions, l’Etat ne sera pas seulement un coûteux poids mort concentrant le ressentiment de la population par son inefficacité, ce que les soubresauts sociaux récents traduisent à notre sens ; il sera surtout supplanté dans la plupart de ses prérogatives par d’autres acteurs. Ils sont légion à guetter les secteurs juteux de l’éducation, de la santé ou de la sécurité.
La multiplication des recrutements sous contrat, l’encouragement à la mobilité, l’assouplissement du statut, la plus grande mobilité, l’introduction d’une vraie gestion des ressources humaines sont autant de mesures absolument nécessaires, et aujourd’hui envisagées par ce projet de réforme, mais qui ne font qu’esquisser le big bang indispensable. Si nous n’avons pas le courage de le réaliser, comme c’est hélas fort probable, c’est le pouvoir régalien lui-même qui, imperceptiblement, finira par être perdu au profit de grandes sociétés privées.