La fragilisation des démocraties est le phénomène le plus frappant de ces trente dernières années. On avait pu penser dans les années 1990 que l’effondrement du bloc de l’est consacrait la victoire des systèmes fondés sur les droits individuels et la représentation. On se rend compte qu’à l’ère numérique, les forces des démocraties sont devenues de terribles faiblesses. Les trois piliers d’un Etat fort sont profondément ébranlés : maîtrise des récits partagés, capacité à agir économiquement et légitimité du pouvoir.
Les démocraties avaient fondé leur cohésion sur la libération de la parole, donnant à chacun un sentiment de liberté qui maximisait l’adhésion au système. En permettant une circulation de l’information qui échappe aux médias traditionnels, qui en filtraient les excès et déviances, les réseaux sociaux ont fait exploser la machine traditionnelle de fabrication du consensus. La surabondance d’information brouille les évidences et fait par contraste ressortir les options les plus extrêmes (avec la complicité, désormais, de médias qui ont besoin d’audience et organisent la polarisation).
La chute des barrières à l’entrée sur le marché des idées a balkanisé les représentations, cristallisant une hyper-segmentation sociale entre communautés qui ne peuvent plus se parler. Les régimes autoritaires imposent eux une vision partagée grâce à la maîtrise des communications.
Second ébranlement majeur : notre régime ne peut plus cacher qu’il a perdu la maîtrise des évènements. L’environnement technologiquement plus complexe et incroyablement dynamique met en échec nos systèmes de pilotage hérités du siècle précédent. L’Etat se borne à feindre d’être l’organisateur de phénomènes qui lui échappent absolument. La loi Pacte, qui n’a rien d’une révolution, aura mis au moins dix-neuf mois à être votée.
Le rythme de la décision est tragiquement en décalage face à des mutations ultra-rapides. Ajouté à l’incroyable analphabétisme numérique de nos élus, ce décalage est fatal à la pertinence du travail du Parlement
La Chine est capable elle de prendre en quelques jours des décisions comme le calendrier de disparition des motorisations thermiques, et de s’y tenir. Le rythme de la décision démocratique, bien adapté à un monde qui évolue très lentement, est tragiquement en décalage face à des mutations ultra-rapides. Ajouté à l’incroyable analphabétisme numérique de nos élus (5 % seulement en ont une connaissance approfondie), ce décalage est fatal à la pertinence du travail du Parlement, qui compense son incapacité à saisir le monde actuel par l’édiction de mesures aussi symboliques qu’inutiles telles que l’interdiction de la fessée.
Censure privatisée. En pratique, les leviers de commande sont de plus en plus transférés aux acteurs privés qui maîtrisent le numérique. Comme l’a remarqué Laurent Alexandre, nos institutions ont délégué dans les faits la gestion de la censure sur internet. Mark Zuckerberg (Facebook) contrôle désormais potentiellement le débat démocratique français.
Le mode de représentation est le troisième pilier profondément ébranlé de la démocratie. Le désir de participation continue aux décisions publiques se heurte à un système où le passage dans l’isoloir tous les cinq ou six ans reste le seul mode réel de consultation. On ne fait plus confiance à des élus perçus comme éloignés, peu compétents et désignés par d’absurdes scrutins à plusieurs tours aux considérables effets pervers. En face : des autocrates incontestés pouvant développer leur stratégie dans le temps long que garantit l’absence de mandat limité.
L’infériorité du modèle démocratique à l’ère d’internet est flagrante. Pour survivre, il faut que les démocraties changent leurs technologies, qu’elles réinventent leur fonctionnement. A un siècle nouveau doit correspondre de nouvelles modalités de participation à la décision, des façons plus intelligentes de désigner des représentants, et une attention extrême portée à la formation critique des populations.