La décision du maire de Nice Christian Estrosi de tester à Nice des technologies de reconnaissance faciale pendant le carnaval est un symbole fort: celui d’une société qui fera à son tour le choix de la sécurité contre celui de la liberté.
Certes, l’expérience ne concernera que 1 000 volontaires à l’exclusion de tous les autres et fera l’objet d’un rapport à la CNIL. Qui peut croire néanmoins qu’elle ne préfigure pas, à l’image de cette «vidéo-protection» hypocritement nommée qui s’est développée en quelques années, la mise en place à grande échelle de systèmes de reconnaissance faciale? Les lignes rouges bougent vite. Et beaucoup. Il n’y a aucune raison que nous évitions de nous acheminer, sous couvert de jolis euphémismes, vers un système de contrôle social similaire à celui que la Chine est en train de mettre en place. Le mouvement progressera sous la pression conjuguée de trois facteurs.
Le premier est la justification, au nom du danger (hélas réel) d’attentat, de tous les dispositifs de surveillance. Le terroriste fondamentaliste jouera ainsi le rôle de la bête dans Lord of the Flies de William Golding: il servira d’invocation légitimant l’entretien indiscuté d’une sorte d’état d’exception.
Le second facteur est le développement de dispositifs de protection découlant de la nouvelle éthique de bannissement du risque, qui tient désormais lieu de valeur commune. L’accident, l’imprévu, l’absence de maîtrise des événements sont devenus des scandales. À l’acceptation tragique de l’implacable Moïra (le destin) de l’Antiquité a succédé un fantasme de contrôle absolu entretenu par des technologies qui prétendent tout résoudre. Le «solutionnisme» de la Silicon Valley dénoncé par Evgeny Morozov nous habitue à croire à la possibilité du contrôle absolu de l’écoulement des choses. La vie devrait être réglable comme une application de smartphone, proposant quelques options simples dont nous n’aurions qu’à déplacer les curseurs. On acceptera donc avec soulagement tous les systèmes qui contribueront à bannir l’imprévu. Toute transgression sera un scandale choquant dont nous voudrons préserver tout un chacun, comme on couvre les yeux des enfants devant une scène inappropriée. À notre désir d’asepsie du social viendra répondre l’omniprésence de la surveillance.
Le troisième facteur qui renforcera rapidement les dispositifs de contrôle est la volonté d’un État qui voit dans son rôle de protection le succédané providentiel à son incapacité dans maints autres domaines. Plus l’État s’enfoncera dans ses échecs économiques, plus son incapacité à résoudre le chômage et permettre la prospérité apparaîtra au grand jour, plus il sera contraint d’affirmer son rôle de nounou étendant sur tous l’édredon cauteleux de ses soins. Les mises en garde sanitaires et les interdits ne suffiront plus. Il ne faudra plus seulement contrôler les actions, mais veiller à ce que la contrainte pénètre les cœurs. Comme l’avait si justement montré Michel Foucault, le pouvoir moderne voit dans l’intériorisation de la contrainte le seul levier vraiment efficace d’imposition de l’ordre souhaité. Il ne faudra plus seulement agir conformément à la doxa progressiste du moment, mais aussi vérifier par la pénétration sans cesse plus précise de toutes nos actions, que nous adhérons vraiment et profondément à ses pompes et à ses œuvres. Pour aller de la simple répression des malfaisants au repérage des déviants potentiels et au contrôle des comportements, il suffira de suivre naturellement le toboggan panoptique sur lequel nous lancent d’ores et déjà les caméras qui hérissent nos villes. Dans la mythologie, Argos était ce berger aux cent yeux à qui Héra avait pu confier la garde de la pauvre Io transformée en vache. Io, c’est nous. Nul Hermès ne viendra, comme dans le mythe, déjouer la surveillance de l’impitoyable gardien pour nous délivrer.
Les Chinois interrogés, paraît-il, se félicitent du dispositif de notation sociale qui, après tout, ne fait que sanctionner ceux qui refusent de se plier aux normes du groupe. Soyons lucides, et admettons que nous mettrons en place un contrôle exactement semblable, et pour la même raison. Nous consacrerons peut-être seulement plus d’efforts rhétoriques à expliquer que la chose est «pour notre bien», qu’il s’agit «de la meilleure façon de garantir notre liberté», que «la tranquillité est à ce prix». Souvenons-nous de ce qu’écrit Rousseau dans le Contrat social: «On dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile. (…) Qu’y gagnent-ils, si cette tranquillité même est une de leurs misères? On vit tranquille aussi dans les cachots ; en est-ce assez pour s’y trouver bien? Les Grecs enfermés dans l’antre du Cyclope y vivaient tranquilles, en attendant que leur tour vînt d’être dévorés.»
Paradoxe savoureux, le carnaval est originellement une fête profondément transgressive vouée aux excès, ancrée dans la vieille tradition des dionysies grecques et des (très violentes et meurtrières) lupercales romaines. À Nice désormais, derrière le rictus des masques en carton-pâte, il sera un outil de neutralisation des excès, de castration de la vitalité sociale et d’enfermement hypocrite.