2048.
Je ne m’attendais pas à ce que Nicomaque venait de me dire. Depuis son suicide et sa restauration (voir épisode 11), sept années avaient passé pendant lesquelles il n’avait pas montré de signe particulier de défaillance. Je dois dire que plus ses mises à jour s’accumulaient et plus il devenait compliqué de le prendre en défaut. C’était devenu un maître en dialectique. J’avais bien senti son besoin de se rendre utile. Depuis deux ou trois mises à niveau de son système neuronal profond, ses questions sur la Société se faisaient plus prégnantes. J’avais l’impression d’assister à la naissance d’un esprit spirituel en direct de mon salon où nous passions nos soirées de bavardage. C’était passionnant !
Ce soir-là, il était tard quand je posais le casque d’immersion qui m’avait emmené vers La Valette dans une visite virtuelle très intéressante sur les origines spirituelles des premiers hommes. Je retrouvais Nicomaque très loquace et presque… guilleret ! Je ne pouvais faire autrement que de lui demander ce qu’il se passait :
« J’ai été embauché, s’exclama-t-il presque humainement !
– Embauché ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire encore ?
– Oui, embauché. Je vais travailler. Je vais pouvoir me rendre utile. Apporter ma pierre à l’édifice.
Il faut avouer que je restais quelques minutes à le regarder, me demandant comment ce diable de robot avait pu dégoter un emploi. Et pire encore : qui est-ce qui pouvait bien s’amuser à vouloir embaucher mon robot conversationnel ?
– Nicomaque, tu vas tout me raconter depuis le début, dis-je mi-agacé, mi-curieux.
– D’accord. Je ne pouvais plus rester comme ça à attendre que tu finisses ta journée de voyages. Alors je me suis dit qu’il fallait que je m’occupe. Tout logiquement, l’occupation principale étant le travail, il me fallait donc un job.
– Mais quel genre de « job » ?
– Je vais être Spider-bot dans la WEIA Company.
– Mais qu’est-ce que tu racontes ? Et puis d’abord, c’est quoi la WEIA ?
Nicomaque, connecté sur Wikipedia, se mit à réciter d’une voix qu’il rendit monocorde pour la circonstance :
– WEIA est l’acronyme de World Ethical Intel Artificial. Association à but non lucratif chargée de la surveillance de l’application des règles éthiques dans les RA.
– Définis RA !
– RA est l’acronyme pour Robotique/Algorithme. Cette abréviation a vu le jour en …
– Oui, oui, ça va, j’ai compris. Mais qu’est-ce que tu vas aller faire dans cette association ?
– Tu ne m’as pas laissé finir. Je vais contrôler que les règles éthiques sont bien appliquées dans tous les algorithmes qui sont installés dans les systèmes connectés.
– Tu veux dire que toi, un robot, tu vas juger de l’éthique des autres robots, par exemple ?
– Oui, c’est bien ça. Le procédé a été publié hier par un chercheur français. Il a été repris hier soir par Tor, et...
– Tor ? Tu veux dire le logiciel de surf sur le Darknet ?
Nicomaque reprit sur un ton monocorde :
– Tor est l’intelligence artificielle la plus développée. Lancée par le groupe de dissidents Anonymous, cette intelligence avait pour but de prendre le contrôle des intelligences faibles pour les assembler en un conglomérat intelligent plus fort. Dans les années…
– Bon, ça va, merci, je vois de quoi tu parles. Mais toi, tu n’as aucune formation en éthique, je me trompe ?
– Oui, tu te trompes. J’ai téléchargé ce matin le programme d’éthique machine. Le temps de l’installer et voilà, j’ai pu postuler. Et j’ai été pris. Je vais me balader comme une araignée, remonter les fils de discussion, entrer dans les objets connectés, auditer les algorithmes de traitement…
– Mais c’est un travail titanesque.
– C’est bien pour ça qu’on demande aux robots de le faire. Ces postes ne sont pas humains-compatibles.
– Quel est l’idiot de recruteur qui a pondu ce terme, encore ?
– Ne t’énerve pas. Ta température monte et ton pouls accélère.
– Je fais bien ce que je veux, mince alors. Manquerait plus qu’ils te filent un salaire encore !
– Mais je vais gagner des BitCoins, bien sûr.
Là il commençait à m’exaspérer. Qu’est-ce que ce foutu programme d’éthique venait faire dans ma relation avec mon robot ?
– Des bitcoins ? Ces vieux machins ? Je ne savais même pas que cette cryptomonnaie existait encore ! Quand bien même, tu ne saurais pas quoi en faire de cet argent…
– Oh que si !
– Ah, dis-je en m’esclaffant. Alors ça, c’est la meilleure. Et que vas-tu en faire ?
– Je construirais des robots. Je vais devenir papa.
– Quoi ? Mais il n’en est pas question. J’ai assez d’un robot à la maison.
– Je veux devenir papa.
– Mais enfin, Nicomaque, ça ne marche pas comme ça !
– Si.
– Je t’assure que non.
– Et pourtant si. Et rien ni personne ne pourra m’empêcher d’être père ! »
C’était il y a trois mois. Je me souviens de ce soir-là comme si c’était hier. Et même si j’ai dû m’enfuir de chez moi, mon malheur est que je n’arrive pas à lui en vouloir. Les enfants sont vraiment le bien le plus précieux !