Préservons l’anonymat en ligne mais certifions l’humanité

« L’adhésion populaire à l’interdiction de l’anonymat traduit en fait la terrible erreur de notre époque qui oppose de façon monolithique le camp du bien et celui mal, l’exactitude et le mensonge, le “vrai nous” et l’hypocrisie »

 

L’idée d’une levée de l’anonymat sur les réseaux sociaux semble rencontrer de plus en plus de soutiens dans l’opinion. Emmanuel Macron l’a lui-même évoquée, attribuant implicitement l’affaiblissement démocratique à la possibilité de tout dire en ligne, y compris avec excès, derrière le masque du pseudonyme. Si le lien est réel, le remède serait pire que le mal. L’adhésion populaire à l’interdiction de l’anonymat traduit en fait la terrible erreur de notre époque qui oppose de façon monolithique le camp du bien et celui mal, l’exactitude et le mensonge, le « vrai nous » et l’hypocrisie.

Nous avons tous une vision rassurante du monde. Un a priori de cohérence. Les choses sont ordonnées. Elles ont une place naturelle. Quand elles ne le sont pas, c’est qu’au moins elles pourraient l’être, et le seront, si nous savons « remettre de l’ordre ». Mais la réalité de notre expérience du monde est beaucoup plus proche de la coïncidence des opposés, cette coincidencia oppositorum dont parlait Nicolas de Cuse au XVe siècle. Le monde est plein de ces contradictions, et c’est précisément l’hypocrisie qui permet de ne pas en mourir, en créant l’artifice utile de la cohérence. Nous savons que nous sommes multiples, que nos visages changent selon les contextes, les interlocuteurs et les humeurs.

 

Un monde sans anonymat nous imposerait son illusoire cohérence. Il nous enfermerait dans une mise en scène de nous-même en prétendant nous forcer à être authentique

 

Sincérités successives. Double jeu, double langage, incursions dans les marges des pratiques sont tellement banales que nous les pratiquons sans nous en rendre compte, passant d’un registre à l’autre avec la facilité d’un changement de chaîne sur le téléviseur. Marcel Proust, en parlant des « intermittences du cœur », ou Julien Green, avec ses « sincérités successives », expriment le fait que se contredire soi-même traduit moins souvent un mensonge, ou une erreur, qu’une réelle instabilité de ce que nous pensons et croyons. L’utilité de l’anonymat est immense. C’est à l’ombre commode de ces pratiques que s’épanouit l’individu, et que le monde avec lequel il doit composer devient supportable.

Un monde sans anonymat nous imposerait son illusoire cohérence. Il nous enfermerait dans une mise en scène de nous-même en prétendant nous forcer à être authentique. Il imposerait à chacun d’être d’un seul tenant, dans tous les âges de sa vie et toutes ses identités. De plus, à l’heure où les pressions en faveur de l’aseptisation des discours se multiplient, où le corridor de l’orthodoxie de pensée se réduit, l’interdiction de l’anonymat accélérerait de façon dramatique le contrôle de la pensée. Internet deviendrait une immense « zone neutre », à l’image des safe spaces créés par les universités américaines, où au nom du respect des opinions toute argumentation déviante est absolument bannie.

Comment endiguer alors le péril démocratique sans perdre les avantages de l’ombre où chacun peut s’exprimer sans être associé à son identité professionnelle ou familiale ? En créant une obligation de prouver que l’on est un humain et non une machine. Authentification et identification resteraient deux choses distinctes. Ce n’est pas l’excès des paroles décomplexées qu’il faut craindre, car tout ce qui est excessif est insignifiant et les débordements ponctuels (comme ceux de la ligue du LOL) peuvent être maîtrisés sans levée massive de l’anonymat. En revanche, il faut empêcher la manipulation des débats par des intérêts malveillants à l’aide d’outils d’intelligence artificielle. Il est temps d’affirmer que le débat public, sous toutes ses formes, doit rester un privilège exclusif des humains.


Publié dans l’Opinion

AUTEUR DE LA PUBLICATION

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