«Vous aurez réussi votre vie professionnelle si votre métier vous fait redouter la retraite.» C’est l’un des conseils que je me permets de donner à mes étudiants, au moment où ils sont sur le point d’achever leur cursus universitaire pour rentrer dans la vie active. Si le 1er mai est censé être la Fête du travail, il faut reconnaître que cette activité est chez nous profondément mal-aimée. Il est frappant de constater que tous les débats sur les horaires légaux et sur l’âge de la retraite partent d’un postulat considéré comme une évidence : nous chercherions tous à minimiser notre temps d’activité. Un postulat que nous aurions tout intérêt à remettre en cause.
On se souvient de la fameuse publicité pour le Loto où l’heureux gagnant s’empresse d’aller narguer son employeur («Au revoir, président!») et de démissionner. Pourtant, certains emplois peuvent être vécus comme d’authentiques réalisations de soi. C’est le cas pour les artistes ou des professions intellectuelles par exemple, pour lesquels l’idée de retraite n’a pas vraiment de sens dans la mesure où leur métier est plus un mode d’existence qu’un travail à proprement parler.
Bien sûr, il existe de très nombreux métiers objectivement pénibles et beaucoup n’apportent que peu de satisfactions en eux-mêmes. Un sondage de Kantar TNS pour Randstad montre que 18% des actifs français disent occuper un emploi dont ils ne perçoivent ni le sens ni l’utilité. La rareté des tâches où l’on se réalise ne devrait pas empêcher d’en faire des objectifs idéaux. Une attitude face au travail que nous ne transmettons paradoxalement pas assez à l’école.
Alors que toutes les années d’étude sont centrées sur l’immense plaisir de cultiver son esprit, on présente trop souvent le passage à l’activité professionnelle comme une inéluctable renonciation à ce plaisir. Partir de cette idée, c’est condamner les gens à compter leurs trimestres en attendant la quille. Une logique d’autant plus triste qu’à la vacuité du travail répond logiquement celle du temps libre.
Dans Se distraire à en mourir, Neil Postman stigmatisait la société du divertissement et son principal outil : la télévision. Les adultes sont désormais sommés d’occuper leurs loisirs, comme des enfants, à « s’amuser ». Dans Coming apart, Charles Murray montre que la chute du temps d’activité d’une partie de la population américaine depuis les années 1960 s’est accompagnée, entre 1985 et 2003, d’un bond du temps hebdomadaire passé devant la télévision : de 27,7 à 36,7 heures.
Infantilisation. Un constat que l’on pourrait répliquer en France en se demandant ce que nous avons réellement fait des quatre heures hebdomadaires en plus données par les 35 heures… L’homo festivus moqué par Philippe Muray est le visage que prend cette société où l’infantilisation des loisirs est le pendant logique d’un travail de plus en plus subi.
Aristote avait souligné la distinction essentielle entre la praxis, activité qui vaut pour elle-même, et la poïesis, qui relève de l’instrumentalité et dont le sens s’épuise dans sa réalisation. Le « divertissement stérile » dont parlait Pascal, où l’on se fuit soi-même, n’est au fond que l’écho de ces emplois où l’on n’est jamais soi-même. Bien loin de s’opposer, les réhabilitations de l’un et de l’autre doivent aller de pair.
Les Grecs n’opposaient pas réellement travail et loisir, mais plutôt l’activité aliénante et le skholè, le loisir studieux. Au-delà de la course budgétaire au financement des retraites et à la réduction du chômage de masse, il s’agit pour notre société de retrouver en même temps le sens du travail et celui du loisir.